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– On va à Los Angeles. Tu te fais attraper quand tu ne fais plus attention. Si tu restes trop longtemps dans le même business. Ou si tu veux trop flamber. Ce qu'il faut, c'est un but atteignable et s'y tenir. En attendant, faut fermer sa gueule et ouvrir l'œil. Saisir la bonne opportunité et puis ciao, tu recommences ta vie ailleurs. Tu fais fructifier le capital, tu fais dans la magouille légale. Tu profites de la vie, quoi…

Comme elle ne fait pas du tout attention à elle, Nadine peut l'observer autant qu'elle le veut. Elle a entendu dire ça des dizaines de fois, des petits truands exposer des théories implacables. Et, chaque fois, elle était prête à parier qu'ils rejoindraient leurs petits camarades au zonzon dans l'année. Mais Fatima laisse peu de chance au doute. Elle peut répéter une réplique entendue cent fois, elle a juste le ton qu'il faut pour qu'on l'entende différemment. La classe du personnage. Manu se permet toutefois l'ombre d'un doute:

– Sans vouloir te froisser, tu m'avais pas l'air de faire trop attention quand on t'a rencontrée.

– Justement. Moi, j'ai voulu m'y remettre sans réfléchir suffisamment. Et puisque le ciel m'octroie une seconde chance, je vais faire marcher mon crâne à l'avenir.

– Ils t'embarquaient pour quoi?

– Du shit sur moi, à peine une savonnette. Ces fils de pute avaient même pas le droit de me fouiller… Je viens juste de sortir, j'y retournais aussi sec. Tu as déjà fait de la prison?

– Non.

– Depuis que je suis sortie, je me tiens bien, rangée et tout. Je cherche du travail bien sérieusement, je sors pas, je me tiens à l'écart de mes anciennes fréquentations. C'est la première fois que je voulais revendre un peu, histoire de régler les problèmes urgents. Que mon frère soit pas toujours obligé de s'occuper de tout. J'étais trop dégoûtée quand ils m'ont contrôlée. J'avais loupé le dernier bus, je marchais tranquille au bord de la route. Ils se sont arrêtés, papiers et tout le bordel. Je voulais pas les laisser me fouiller, moi, des mecs ils ont pas le droit. Ils ont dit qu'ils m'emmenaient, ça a discuté. Quand l'autre connard a mis la main sur la sav, je lui ai collé un coup de boule et vous êtes arrivées. À point.

Nadine marmonne discrètement à l'oreille de la petite:

– Depuis le temps que tu voulais servir une cause…

Elle commence à prendre ombrage de ce que Fatima ne l'ait pas regardée une seule fois. Manu lui tape gentiment sur l'épaule:

– Tu vas pas nous faire un caprice parce que tu fais tapisserie. T'as qu'à mettre ton walkman pendant qu'on cause entre grandes.

Elle lui ricane sous le nez, la main toujours posée sur son épaule. Nadine passe la première dans les escaliers par où Fatima a disparu. Elles chahutent à moitié en montant, pouffent de rire, comme des merdeuses dans les toilettes d'une boum.

19

La maison est grande. Rien n'est accroché au mur, rien ne traîne. Intérieur figé, parfaitement ordonné. Meubles imposants, énormes et sobres. Pas un intérieur de jeunes gens, rien de futile là-dedans. Pourtant, l'implacable rigueur de l'endroit n'a rien de pesant. On s'y sent plutôt solidement accueilli, protégé.

Fatima prépare du café, demande si elles veulent manger. Elle s'affaire comme une femme, comme une maman. Gestes précis, maintes fois répétés. Elle demande à Manu si elle sait rouler, pose un bloc de shit sur la table, du papier et des Camel. Elle ignore toujours aussi scrupuleusement Nadine.

Elle s'assoit avec elles, tire de grandes bouffées sur le joint, retient longtemps la fumée. Puis rompt le silence:

– Vous aviez tué des gens avant?

– Ça nous est arrivé quelquefois, oui.

– Un coup qui a mal tourné?

– Du tout. Un jour, au lieu de me mettre le compte, j'ai tiré dans la tête à un mec. Après on s'est rencontrées, on a eu bonne influence l'une sur l'autre.

Nadine intervient, résolue à s'imposer comme un personnage parlant:

– En fait, c'est un peu tous les coups qu'ont mal tourné. Tous ces trucs que tu tentes de faire et jamais rien ne réussit. Ça me fait penser au conte de la petite sirène. L'impression d'avoir consenti un énorme sacrifice pour avoir des jambes et te mêler aux autres. Et chaque pas est une douleur intolérable. Ce que les autres font avec une facilité déconcertante te demande des efforts incroyables. Arrive un moment où tu lâches l'affaire.

Nadine sourit comme pour s'excuser d'avoir parlé aussi longtemps. Regarde Fatima à la dérobée et avec appréhension. Elle a l'impression qu'elle a compris qu'elle disait tout ça surtout pour lui montrer qu'elle était là. Manu fait déborder le cendrier en écrasant le pétard consumé jusqu'au carton. Elle ajoute:

– Pour les règles, en fait, ça change rien, c'est toujours au premier qui dégomme l'autre. Sauf que là on est passées du bon côté du gun. La différence est considérable.

Un garçon entre dans la cuisine, sans qu'elles l'aient entendu arriver. Il est grand, le crâne rasé, aussi fermé que sa sœur à première approche, il leur adresse un léger signe de tête quand Fatima les présente. Puis se sert un café sans faire attention à elles. S'assoit à la table et roule un nouveau spliff, sans ouvrir la bouche;

– C'est Tarek, mon petit frère.

Elle lui parle en arabe, il écoute sans répondre, sans relever la tête, sans même sourciller. Elle finit en français:

– Alors, je leur ai dit qu'elles pouvaient dormir ici. D'ailleurs, si vous avez besoin de rester un peu, c'est une bonne planque et vous dérangez pas. Tarek, file-moi les clés du scooter, je vais aller à l'épicier acheter du Coca et à manger.

En lui tendant les clés, il demande si elle est sûre que les flics n'ont pas eu le temps de relever son identité. Elle lui demande s'il la prend pour une conne. Ça clôt le débat, elle se tire.

Les yeux du garçon sont clairs, enfoncés dans les orbites et les sourcils épais et fournis. Ça donne au moindre de ses regards une intensité toute particulière. Une tension de guerrier qui observe le village adverse en se demandant s'il le fait cramer.

Il fait tourner le biz, puis demande:

– Vous venez de Quimper?

– On y était il y a peu, oui.

Il se plonge dans ses réflexions. Manu fait une grimace et s'enquiert:

– Ça te fait chier qu'on soit chez toi?

Il fait non de la tête, se lève et sort de la cuisine. Puis revient sur ses pas, s'appuie dans l'embrasure de ta porte:

– Fatima m'a dit qu'il fallait s'occuper de la caisse. Je vais m'en occuper tout de suite.

– Tu vas la découper en petits morceaux?

– Non, mais je vais faire le nécessaire.

– Tu veux qu'on t'aide?

– Non.

Apparemment, il est revenu sur ses pas pour bien les regarder. Il les scrute attentivement, comme considérant que ça n'a rien de gênant pour elles. Puis il dit:

– Vous n'avez pas l'air très angoissées pour des filles en cavale.

Manu répond:

– C'est parce qu'on manque d'imagination.

La réponse lui arrache un sourire.

– Tu flambes. Mais n'importe qui a peur de mourir. Ou de finir sa vie en taule. Même les plus désespérés.

Il se tape la poitrine:

– C'est là que ça se tient, personne échappe à ça.

– Le moment venu, on aura sûrement peur. Pour le moment, le café est bon et le spliff tue la tête, quoi demander de plus? Pis on est deux, ça change des trucs, on se distrait quoi.

Il secoue la tête. Cette fois, il est très solennel, quelque chose qu'il est au regret d'avoir à signaler:

– Je veux pas juger parce que je connais pas l'histoire. À la télé, ils ont dit que vous aviez tiré sur une femme et sur un père de famille, pour rien du tout.

– Tu trouverais ça plus moral si on cherchait de l’argent? On a aucune circonstance atténuante, t'en sais assez pour juger.

– J'ai du mal à croire que c'est de vous qu'il s'agit; je vous aurais croisées dans le bus, je n'aurais pas tiqué.

Manu hoche la tête:

– C'est ça la ruse ultime, c'est comme ça qu'on s'en tire. Si tu regardes la télé ce soir, ils vont raconter de nouveaux trucs. On a tiré sur un gamin, je sais, c'est pas très populaire. Alors, si ça te pose problème et que tu veux qu'on trisse, tu le dis avant de toucher à la caisse.

Il répond sans hésiter, d'un ton dénué de sympathie ou d'animosité:

– Fatima vous a invitées. Vous êtes les bienvenues.

Il sort. Elles restent l'une en face de l'autre et prennent conscience de ce qu'elles sont très raides, le shit est bon. Puis Nadine baisse la tête, secouée d'un fou rire. Elle explique:

– Ils sont bien sympathiques, mais ils mettent trop la pression ces deux-là…

Manu se met à son aise, s'affale sur sa chaise et écarte amplement les cuisses. Elle porte une petite culotte en satin rouge et on lui voit les poils qui dépassent en boucles sur le côté. Elle commente:

– Le petit frère, y a pas moyen de l'attraper, il est trop farouche. Dommage.

– Tu peux quand même tenter le coup… Demande-leur, mine de rien: «Quand est-ce qu'on baise là-dedans?»

Elles font un effort pour arrêter de rire lorsqu'elles entendent Fatima revenir.

Elles ouvrent la bouteille de vodka qu'elle rapporte, parce qu'il n'y avait pas de whisky là où elle est allée.

Il y a des robots dessinés sur les verres, Manu les regarde en silence. La grande joue à étaler du bout du doigt une tache de jus de fruit. Elle dit:

– Il fait penser à un prince ton petit frère. Brillant comme le diamant. Un peu sec avec nous, j'espère qu'on dérange pas.

Décidément loquace dès qu'il s'agit de son frère, Fatima se résout à lui adresser la parole: