– Vu d'ici, t'as déjà moins bonne mine. Fils de pute, le pire c'est que t'as assez d'assurance pour en mettre plein la vue, et j'ai bien failli te laisser la vie sauve. Mais je crois que ça va me faire du bien de t'éclater, je crois que je vais vraiment prendre mon pied.
Il a mis du temps à paniquer. Un sacré temps. Mais ça lui vient maintenant. Ses yeux supplient, il implore de plus en plus bruyamment. Il cherche à se relever, elle le cogne avec la crosse de son flingue, lui fait comprendre que c'est à genoux que ça se passe. Elle s'adresse à Manu, toute la pression qu'elle a contenue jusqu'alors éclate et elle est assez hystérique:
– Il se fout de notre gueule, ce connard se fout de notre gueule.
Elle lui assène un coup de pied dans la face. Se recule pour le contempler. Il beugle à gros sanglots. Manu se penche sur lui, caresse sa nuque, répète tendrement:
– On est juste passées t'apprendre ce que perdre veut dire.
Il supplie qu'elle le laisse en vie, s'accroche à Manu comme un môme et balbutie:
– Ne me tuez pas, je vous en prie, ne me tuez pas.
Elle se redresse et déclare avec mépris:
– Non, je ne tue pas.
Il s'affale par terre en sanglotant, elle s'éloigne de lui, dit à Nadine en passant:
– La grosse, tue-moi ce connard.
De profil, le bras bien tendu. La balle s'enfonce à la base du nez. Le corps se secoue puis s'apaise complètement. Il se répand comme un sac à ordures malencontreusement déchiré qui laisserait échapper des ordures rouges et brillantes.
Manu sort tout ce qu'il y a dans le coffre. Les bras pleins de sacs et de papiers divers, elle commente:
– C'est classe comment tu tires, juste d'une main et très droite. Très Ange de la vengeance, j'aime bien. Tu progresses, grosse, toutes mes félicitations.
Puis elle passe tout ce qu'elle a dans les bras à Nadine, la petite vient d'avoir une idée et elle en jubile à l'avance. Elle baisse son fute, s'accroupit au-dessus de la tête de l'architecte et l'arrose de pisse en bougeant son cul pour qu'il en prenne bien sur tout le visage. Les gouttes dorées se mêlent au sang par terre et lui donnent une jolie couleur. Déplacée. Elle susurre niaisement:
– Tiens, amour, prends ça dans ta face.
Nadine la regarde. Elle trouve ça pertinent. Elle pense qu'il aurait sûrement apprécié l'hommage à sa juste valeur.
26
Elles ferment la porte de la pièce au coffre, fouillent partout, renversent beaucoup de choses, en cassent d'autres. L'endroit perd de sa superbe en quelques minutes. Ça rassure Nadine, qui déclare:
– C'est vraiment que de la frime de façade: trois coups de pied, deux mouvements et c'est réglé.
Elles alignent les bouteilles d'alcool fort sur la table basse, dévalisent le congélateur et se disputent la télécommande.
Elles discutent longuement du cas de l'architecte. Manu demande finalement:
– T'avais envie qu'il te fourre, non?
– Oui. À m'en faire mal au ventre.
– T'aurais pu tenter le coup sans problème, il était assez affolé du neurone pour trouver ça pertinent. Il était branque, ce type, sérieusement branque… T'as vraiment envisagé de l'épargner?
– Je sais pas en fait. Oui, je crois.
– Tu regrettes?
– Bien sûr que non. Au contraire, c'était indigne ce soupçon d'hésitation. Mais t'aurais dit quoi, si je t'avais demandé de pas lui faire de mal?
– J'aurais rien dit. J'suis pas assoiffée de sang au point de te contrarier la libido… D'un certain point de vue, ça m'aurait contrariée, je veux pas y aller de mon couplet marxiste, mais j'aurais pas trouvé moral qu'on épargne le seul vrai bourge qu'on croise.
– J'aimais bien comment il me parlait. Très salon.
– T'es jamais que la plus servile de toutes les truies de la porcherie. Prête à te vautrer dans la première marque d'affection qu'on daigne te manifester, à plus forte raison si ça vient de chez les nantis. Il était à chier contre, ce tocard, à chier contre. Ou à pisser dessus, quoi…
– Ça se peut… Au final, je suis bien contente d'avoir vu la couleur de son sang.
Quand elle a trop mangé, Nadine s'allonge sur le dos et attend que le mal de ventre passe. Manu fait un tour aux chiottes, se fait vomir et revient manger encore un peu. La petite résume:
– Demain, on va voir Fatima. Et ensuite on s'arrache. J'y crois pas une seule seconde, tout va se passer comme prévu.
– Ça lait bizarre quand même, ça fait pas très réel. C'est notre dernière nuit.
– Suffira d'un pas en avant.
Quand Manu est trop raide pour parler, Nadine pousse le volume à fond. Vu la taille du jardin, les voisins ne risquent pas de se plaindre du bruit. Face à la chaîne, elle se déhanche en chantant à tue-tête:
Too many troubles on my mind. Refuse to loose.
Elle se voit dans une glace, se trouve belle. C'est la première fois qu'elle pense ça en se voyant. Maintenant, c'est vrai puisqu'il n'y a plus qu'elle pour en juger. Elle n'a plus à se demander ce qu'en penserait son voisin de palier. Elle a fait un trait sur tous les voisins de palier.
Allongée sur le ventre devant la télé, elle enclenche une cassette porno qu'elle a trouvée entre un Bunuel et un Godard. Elle monte le son de la télé à fond, comme ça elle entend en même temps la télé et sa cassette.
Elle rapproche un fauteuil de l'écran à coins carrés. Deux filles, une brune et une blonde, sucent un mec. La blonde prend les choses en main et le travaille avec frénésie. Plus moyen pour la brune d'y mettre un seul coup de langue. Du coup, elle se tripote les seins à genoux à côté d'eux.
Manu émerge péniblement, tend la main pour que Nadine lui passe la bouteille de scotch. Elle rapproche son fauteuil à côté de l'autre. S'exclame:
– Quelle acharnée de la pine la blonde, je voudrais pas être à la place de l'autre, c'est carrément de la figuration.
Elle enlève son pantalon, se met à l'aise. Se caresse avec la paume sans enlever son slip, se branle avec méfiance, le film ne la convainc pas trop.
Puis les deux filles se mettent à quatre pattes côte à côte et le type les fourre à tour de rôle.
Nadine est agenouillée sur son fauteuil, une main entre les cuisses. Elle regarde la télé, puis Manu, elle renverse la tête.
What you do when you want to get thru. What you do when you just can't take it. What you do when you just can't fake it any more.
Des bouteilles vides soigneusement alignées autour de la table basse. Elles sont trop raides pour se dire quoi que ce soit, elles tanguent chacune dans leur coin et se branlent en pensant à des trucs. Sur l'écran, le trio se démène et fait beaucoup de bruit. Elles s'endorment avant la fin du film, bercées par le vacarme, assommées par l'alcool.
27
Le lendemain, elles se douchent et se gavent de jus d'orange. Comme si ça pouvait arranger quelque chose à leur gueule de bois. Finalement, elles ouvrent une bouteille de whisky épargnée la veille. Au début elles se forcent un peu, puis elles y reviennent avec entrain.
Nadine rembobine sa cassette dans la chaîne et pousse le volume. Elle tient sa bouteille à deux mains et boit comme une guenon, se balance d'avant en arrière.
Dans les flammes, dans le sang, riant du pire, pleurant de joie, tous les vampires gardent la foi, crever les yeux pour de rire, violer et se souvenir, L'essence même du mal.
Manu se peint les ongles en rouge très foncé. Elle souffle dessus pour que ça sèche plus rapidement.
Dans le garage de la maison, il y a une Super 5 noire. Elles cherchent les clés et les trouvent dans la poche d'un veston accroché dans l'entrée.
Elles ont mis les bijoux, les pièces et les diams dans un sac plastique de supermarché.
Nadine a emprunté un costard noir d'été à l'architecte, chemise blanche et cravate mal nouée. Les chaussures lui sont trop grandes, elle enfile des baskets. Elle s'est repassé les sourcils au crayon noir. Ressemble vraiment à un mec avec ses cheveux courts et s'étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Elles prennent le soleil dans la tête en sortant. Éblouissant. Claque brûlante, oppressante et bienfaisante. Dommage qu'elles ne puissent pas passer l'après-midi dans l'herbe.
Elles roulent fenêtres grandes ouvertes. Nadine pense à la maison qu'elles viennent de quitter.
– Ce mec est vraiment ma victime préférée. Ça vit enterré dans des bouquins, ça croule sous les disques et les cassettes vidéo. C'est sordide. Ça aime les auteurs déjantés, les artistes maudits et les putes dégénérées… Ça apprécie la décadence classée par ordre alphabétique. Bon spectateur, en bonne santé. Ça sait apprécier le génie chez les autres, de loin quoi. Avec modération, surtout. Pas d'insomnie, bonne conscience en toutes occasions. C'est moral ce qu'on a fait chez lui.
– On discute pas les goûts et les couleurs. Moi, je préfère quand même les corps de flics.
Nadine monte le son. Elle commence à conduire franchement bien. Le tissu du costume gratte un peu.
Tall and reckless, ugly seed. Reach down my throat you filthy bird, thats all I need, the empty pit, ejaculation, tribulation. I SWALLOW I SWALLOW.
28
Elles arrivent très en avance vers Nancy. À la hauteur de Toul, elles s'arrêtent dans une épicerie isolée au bord de la route. Une boutique qui fait essence et vente d'alcool et de bouffe. On se croirait au Texas, en modèle réduit et verdoyant.