Выбрать главу

– Fais attention à toi, sers-toi de ton crâne un peu.

Et le laisse changer de sujet.

3

– T'as pas vu Francis récemment?

– Pas ces derniers jours, non…

– Ça fait un moment qu'il n'a pas donné de nouvelles. Tu me mets un demi?

Il fait sombre même en plein jour dans ce bar. Le long de l'interminable comptoir s'échoue une horde d'habitués hétéroclite. Kaléidoscope d'histoires, lumières artificielles et brouhaha de conversations en chasse-croisé. Les gens glissent les uns vers les autres, s'associent pour un verre, s'aident à tuer le temps jusqu'à ce qu'ils soient assez défoncés pour supporter de rentrer chez eux.

Nadine est encore en plein brouillard de raide, ça la rend perspicace et sensible aux détails. La bière est fraîche, elle vide son demi en deux temps.

Quelques étudiants révisent à la table près de l'entrée. Cahiers ouverts sur la table, psalmodient des formules en essayant de les retenir.

À l'autre bout du comptoir, un garçon discute avec le serveur tout en surveillant discrètement l'entrée, qu'aucune fille ne rentre à son insu. Il les projette mentalement dans diverses positions, savoure l'émotion déclenchée sans s'interrompre dans sa discussion. Il a la pensée conditionnée au sexe comme les poumons à la respiration. Il vient là régulièrement et Nadine ne se lasse pas de le regarder de loin.

Peut-on être lassant d'amoralité?

Dans un renfoncement de la salle, un jeune garçon juché sur un tabouret joue au jeu électronique. Une fille à ses côtés regarde les formes de couleur descendre et s'emboîter. Il lui a à peine dit bonjour, il est concentré sur sa partie. Elle tente quand même de lui parler:

– Tu sais, je viens de voir l'assistante sociale. Elle m'a dit que tu devrais passer la voir.

– Fous-moi la paix, je t'ai déjà dit que je n'avais droit à rien.

Il lui a répondu brusquement mais sans aménité. Il voudrait juste qu'elle le laisse tranquille. Elle reprend après un court silence, tenace mais s'excusant par avance:

– Il y a du courrier pour toi à la maison, tu veux que je te le ramène?

Il ne semble même pas l'avoir entendue. Elle insiste, le plus doucement qu'elle peut, parce qu'elle sait qu'elle l'agace à le déranger quand il joue, mais c'est plus fort qu'elle:

– Ça fait cinq jours que tu n'es pas rentré dormir. Si tu ne veux plus qu'on habite ensemble, tu n'as qu'à me le dire.

Elle a fait de son mieux pour qu'il n'y ait ni reproche ni tristesse dans sa voix, parce qu'elle sait que le reproche et la tristesse l'agacent. Il soupire bruyamment pour bien montrer qu'elle l'exaspère:

– J'ai fait la fête tard, ça veut pas dire que je veux déménager. Fous-moi un peu la paix, merde.

La réponse ne tranquillise aucunement la fille. Elle a l'air désolé mais ne proteste pas. Elle regarde l'écran, les formes de couleur descendent de plus en plus vite. Les mains du garçon s'activent sur les manettes avec une agilité bestiale.

Finalement, la machine annonce «Game over»; le visage de la fille s'éclaire:

– Viens, j'ai de quoi te payer un coup, ça fait longtemps qu'on a pas discuté.

Elle a fait de son mieux pour qu'il y ait de l'enthousiasme dans sa voix et pas de supplication, parce qu'elle sait qu'il apprécie l'enthousiasme et que la supplication l'agace. Il demande:

– T'as dix boules là?

– Ouais, je t'invite, je t'ai dit. On s'assoit où?

– File-les-moi, je refais une partie.

Il tend la main, elle n'ose pas protester, elle sort une pièce de sa poche. Il la rentre dans la machine en disant:

– Tu vas pas rester derrière moi toute la partie, tu me déconcentres. On discutera ce soir, si tu veux.

– Tu vas rentrer tard ce soir?

– Putain, mais j'en sais rien, laisse-moi tranquille.

Elle sait que ce soir, s'il rentre, il sera probablement trop défoncé pour discuter. Au mieux, il aura la force de la retourner pour lui en mettre un coup.

Elle s'assoit toute seule à une table, commande un café. Il n'y a aucune trace de colère dans ses yeux, mais une grande inquiétude. Nadine sait qu'elle restera jusqu'à la fermeture du bar et que, plusieurs fois dans la soirée, elle essaiera maladroitement d'attirer l'attention du garçon.

Vu le niveau de la brune qu'il attrape ces temps, elle a intérêt à avoir une bonne endurance à la douleur, parce que moins souvent il rentrera avec elle, mieux il se portera.

Mais elle attendra le temps qu'il faudra et endurera ce qu'il faudra. Patiemment et faisant de son mieux pour ne pas l'agacer, jusqu'à ce qu'il revienne.

Un type se lève de sa table et titube jusqu'au comptoir. C'est pourtant tôt pour être dans cet état. Il essaie d'obtenir un crédit du barman, se fait jeter.

Une brune fait son entrée, les yeux du garçon à l'autre bout du comptoir s'écarquillent. Celle-ci lui déclenche le grand jeu en matière d'émotion. Il sort de sa tranquille indifférence, s'agite sur son tabouret, répond au clin d'œil du serveur:

– C'est pas de notre faute, on est entouré de vicieuses.

Nadine observe la fille en question, elle cherche à la voir avec ses yeux à lui. Pourquoi celle-ci plutôt qu'une autre? Peut-être qu'elle ressemble à la première petite fille qui l'a laissé glisser un doigt dans sa fente. Ou peut-être qu'elle a le même sourire que cette fille en papier dont il aura taché la photo à force de se branler en la matant.

Il est rejoint par un collègue à lui, à qui il demande innocemment:

– Tu la connais la petite brune là-bas?

– Bibliquement. Une suceuse de première.

– Je ne demande qu'à te croire sur parole, mais je préfère vérifier par moi-même. Y a moyen que tu me présentes?

Ils prennent leurs verres et vont s'asseoir à sa table.

À côté de la porte, une métisse ultra-haute température terrorise deux garçons du haut de ses hauts talons. Sa jupe s'arrête pile où lui commence le bas-ventre, découvrant des jambes interminables et les garçons évitent d'imaginer comment elles s'enroulent autour de la taille de celui qui la travaille. Elle les écoute en souriant, main sur les hanches, bouge un peu du bassin quand elle éclate de rire. L'appel au sexe se conjugue ici à l'impératif et comprend un voyage pour l'enfer. Elle est fatale, au sens premier du terme. Tout le monde dans le bar connaît des histoires de garçons rendus fous à cause d'elle et tous les garçons du bar ne demandent qu'à y passer.

Nadine l'a vue un soir s'écrouler au bout de la rue, entre deux voitures, après une dispute avec un amant à elle. Le garçon blême se penchait sur son corps atrocement crispé, stupéfait qu'on puisse souffrir autant et terrifié par ce déchaînement de rage. Elle était possédée, cherchait à se sortir le mal en se criblant le ventre de coups, s'enroulant sur elle-même en hurlant, brûlée vive de l'intérieur.

Nadine avait été gênée d'être l'involontaire témoin de cette scène, en même temps que violemment attirée par cette fille.

– Nadine, téléphone pour toi. Je crois que c'est Francis justement.

4

L'évier de la cuisine est encore bouché. L'eau y croupit d'autant mieux qu'il fait très chaud. Manu entasse donc la vaisselle sale dans l'évier de la salle de bains.

Pour une fois, Radouan n'a pas exagéré: c'est du tamien de première qualité.

Elle flanque le cendrier dans l'eau sans l'avoir vidé. Une pellicule noire recouvre instantanément tout ce qui trempe. Elle insulte copieusement le cendrier et claque la porte de la salle de bains pour ne plus voir ça.

Il faut qu'elle sorte acheter à boire. Elle cherche un blouson pas trop taché dans le tas de linge sale. Elle jure d'aller faire un Lavomatic avant la fin de la semaine. En remontant la fermeture d'une veste qui pue le tabac froid, elle se rend compte qu'il fait bien trop chaud pour mettre une veste.

Elle a l'impression d'avoir décidé de sortir pour acheter à boire il y a plusieurs heures. L'appartement s'est transformé en gigantesque casse-tête.

Du tamien de première, Radouan lui en a laissé une large part.

Elle ne sait plus où sont les clés de l'appartement. Retourne tout ce qu'elle peut retourner dans l'espoir de mettre la main dessus. Cherche même dans le frigo, sait-on jamais.

Elle les trouve enfin dans une poche de jean.

Elle se retrouve dans la rue, quand même. Le soleil lui cogne à la gueule comme un projecteur pleine face, il fait chaud à s'asseoir sur le trottoir en attendant le soir. Elle plisse les yeux, se rend compte qu'elle a oublié ses lunettes, renonce à remonter les chercher.

En marchant, elle compte sa monnaie dans la paume de sa main. Il semble qu'elle a assez pour acheter deux bouteilles de bière. Elle regrette d'avoir oublié les consignes.

Elle est distraite de ces considérations en remarquant que son vernis n'a pas séché du tout comme prévu. Il fait de nombreuses petites rides sur l'ongle. C'est finalement plutôt joli.

Une fille traverse la rue pour lui dire bonjour. Elles n'ont pas grand-chose à se dire mais habitent le même quartier depuis des années. La fille a les yeux noyés dans un crachat interne, elle semble encore moins en phase avec la réalité que Manu. Défoncée modèle courant, incollable sur les heures d'ouverture des pharmacies du quartier et sur le tableau B. Constamment démangée de l'avant-bras, elle a du mal à finir ses phrases.

Quand elle est arrivée au quartier, c'était une jolie plante qui finissait des études que personne ne l'aurait crue capable de faire, pleine de projets et pouvant décemment prétendre les réaliser. C'était il y a déjà fort longtemps et la réalité l'a depuis rappelée à l'ordre et au ruisseau, mais elle considère toujours que le glauque n'est qu'une parenthèse dans sa vie et compte la refermer définitivement. Elle est la dernière personne à croire en elle-même, qu'elle peut encore s'en sortir. Manu discute un moment avec elle.