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Puis, elle reprend sa route, jette un œil au bar du coin, des fois qu'il y ait quelqu'un qu'elle aurait envie de voir. L'endroit est tapissé d'une couche de crasse grasse. Cour des miracles sans éclat, ici le fétide n'a aucune connotation romanesque.

Un type sort du bar et la rattrape un peu plus loin:

– T'as pas vu Radouan?

– Non. Je sais pas où il est.

C'est une habitude chez elle, comme chez tous les habitants du quartier. Rien vu, rien entendu, qu'on la laisse tranquille. Le type s'excite brusquement:

– Putain, si tu le vois, tu lui dis qu'il est wanted ce con, on le trouve, on le tue.

– J'habite pas avec lui.

– Ben si tu le vois, tu lui dis à ce fils de pute: «On le trouve, on le tue.» C'est assez clair comme ça?

– Qu'est-ce qu'il a fait de si grave? Il a pas voulu payer ta mère?

– La putain de toi, tu me parles mieux ou c'est toi que je défonce. OK? Tout le monde sait qu'il est tout le temps fourré chez toi, alors fais pas trop la belle ou c'est chez toi qu'on débarque. OK?

– C'est clair comme ça.

Il lui parle à deux centimètres du visage, prêt à lui en coller une. Elle profite de ce qu'un autre lascar approche et veut lui parler seul à seul pour s'éclipser.

Radouan a dû faire une sacré connerie pour enflammer les esprits à ce point, bien que par ici les esprits soient toujours à la limite de l'incendie. Elle aurait quand même dû le jeter tout à l'heure, ne pas plaisanter avec lui. Elle aurait dû chercher à lui faire comprendre. Elle hausse les épaules, après tout elle n'est pas éducatrice.

Un J7 de location est garé devant l'épicerie. Une bande de jeunes le charge de matériel sono. Ils ont envahi le trottoir d'amplis, d'éléments de batterie, d'étuis guitare. Ils lui disent bien poliment bonjour, soucieux de rester abordables bien que musiciens. Profitent de ce qu'elle est là pour lui faire une démonstration de connivence, échangent des private jokes et rigolent en se tripotant au passage. Ils expliquent qu'ils descendent jouer à quelques kilomètres au sud, ça a l'air de leur faire bien plaisir.

L'un d'eux lui demande:

– Au fait, Dan s'est fait cambrioler son appart. Ils ont embarqué sa basse… Alors, si t'entends parler d'une Rickenbacker qui se refourgue, ça serait cool de nous prévenir.

– Une Rickenbacker? Sans problème, je vous fais signe.

Qu'ils aillent se faire foutre! Elle s'imagine bien aller trouver le type qui l'a tirée, lui expliquer que ce sont de gentils musiciens et qu'il faudrait la rendre. Mais qu'est-ce qu'ils font avec leur crâne tous ces gens?

L'épicerie est pleine de pancartes orange fluo, qui annoncent diverses promotions. Ecriture maladroite au marqueur, fautes d'orthographe à toutes les lignes. Le gérant a remarqué qu'ils faisaient ça dans les grandes surfaces et il a transformé sa boutique en empire de l'enseigne et de la réduction de prix. Il solde ses yaourts, brade ses pêches, jusqu'au lait qui se retrouve régulièrement en promotion. Il a lancé une véritable mode sur le quartier, tous les épiciers l’ont imité et rivalisent d'ingéniosité pour concasser les prix sur les gâteaux rassis. En tant qu'initiateur du mouvement, il est persuadé d'être un génial autodidacte du marketing et passe toutes ses journées à peiner sur de nouvelles enseignes.

Un apprenti sort de l’arrière-boutique en portant un énorme carton de paquets de biscuits. Assis à sa caisse, le gérant sort de sa transe créatrice pour l'engueuler en arabe.

Le gamin réfléchit un instant, balance son carton par terre et sort sans rien dire. Le gérant lui court après pour récupérer son tablier. Manu a le temps de remplir son Jean de tablettes de chocolat, laisse retomber son tee-shirt et passe à la caisse pour deux bouteilles de bière.

Le gérant lui lance un regard noir et encaisse en maugréant.

Il change d'apprenti toutes les semaines. Il n'emploie que des gosses en formation, pour les payer moins cher. Mais, à cet âge, on supporte mal la connerie à dose aussi massive et ils ne restent jamais longtemps.

Une fois dehors, Manu s'enfonce autant de chocolat que possible en un coup dans la bouche. Le tamien lui décuple le potentiel de jouissance des papilles gustatives. Un orifice de comblé.

Un étudiant qu'elle connaît l'arrête et lui propose de lui payer un coup. Joli garçon bien propre sur lui, il l'a prise en affection on ne sait pour quelle raison. Elle le soupçonne de la trouver délicieusement décadente et de s'encanailler à bon compte à son contact. Tant qu'il rince, elle n'a rien à redire.

Il a l'esprit borné et très peu inventif, la mémoire encyclopédique des gens privés d'émotion et de talent, persuadé que donner des noms et des dates exactes peut tenir lieu d'âme. Le genre de type qui s'en tient au médiocre et s'en tire assez bien, bêtement né au bon endroit et trop peureux pour déconner.

Elle propose qu'ils aillent chez Tony parce qu'elle y connaît du monde. Comme ça, elle n'aura pas à discuter avec lui trop longtemps. Il est trop bien élevé pour partir sans payer son verre, même si elle l'ignore dès qu'ils ont passé la porte.

En chemin, ils croisent deux types, l'un d'eux interpelle Manu:

– T'as pas vu Radouan?

– J'y crois pas, tout le monde le cherche aujourd'hui! Non, je l'ai pas vu.

– Tu vas pas y croire à ce qu'on va lui faire quand on l'aura trouvé.

5

Nadine attend que la cabine se libère, assise sur le banc à côté. Elle n'a pas fait cent mètres à pied, mais son dos est trempé de sueur. Trop chaud. Lumière trop blanche. Un seul aspect positif à cette exagération estivale: la bière soûle plus vite qu'à l'accoutumée. Vivement le soir quand même.

I’m screaming inside, but there's no one to hear me.

Ce putain de casque a des faux contacts de plus en plus fréquents. Heureusement, elle a une rentrée d'argent prévue pour ce soir, elle pourra en acheter un neuf avant que celui-ci ne fonctionne plus du tout. Elle essaie d'imaginer quelque chose de plus frustrant que d'être en ville sans walkman. Coupé l'air des oreilles, consternant.

Une femme en pantalon large occupe la cabine. Coquette, mais ni élégante ni affolante, sans grand intérêt. Elle tourne le dos à Nadine, pour montrer qu'elle ne l'a pas vue.

Francis lui a demandé de le rappeler tout de suite. Il avait sa voix des grands jours, celle pour les grosses conneries. Elle a hâte de savoir ce que: «Y a embrouille, y a embrouille sévère», signifie en l'occurrence. Elle n'imagine rien de précis parce qu'il a toujours une longueur d'avance sur les pires prédictions. Elle a également hâte d'apprendre pourquoi il était exclu qu'il lui dise quoi que ce soit tant qu'elle était dans un bar.

Il est ce qui ressemble le plus à un ami pour elle, bien qu'on soit encore très loin de la définition d'usage. Elle l'aime à bout portant et s'en prend plein la gueule.

Contrairement aux lois d'usage, plus elle le connaît, plus il éblouit. Il est poète, au sens très mâle du terme. À l'étroit dans son époque, incapable de se résoudre à l'ennui et au tiède. Insupportable.

Dissident systématique, paranoïaque et coléreux, veule, voleur, querelleur. Il provoque les récriminations partout où il passe. Supportable pour personne, surtout pas pour lui-même.

Il aime la vie avec une exigence qui le coupe de la vie. Il affrontera les pires terreurs et endurera la mort de son vivant plutôt que de renoncer à sa quête. Il ne retient aucune leçon puisqu'elles sont contraires à ce en quoi il croit et, obstinément, refait les mêmes erreurs.

Nadine reste à ses côtés, obstinément. Elle se fait l'effet d'être une infirmière dévouée qui ne serait capable que d'appliquer des compresses glacées sur le front d'un malade ravagé par la peste. Elle ne lui est d'aucun secours, elle ne le soulage en rien. Elle le veille comme s'il était délirant de fièvre, sans être bien sûre qu'il ait conscience de sa présence.

La connasse en pantalon finit par libérer la cabine. Nadine compose le numéro qu'elle a griffonné dans sa paume. C'est un numéro sur Paris. Qu'est-ce qu'il fout à Paris?

Il répond immédiatement, il était sans doute assis à côté de l'appareiclass="underline"

– C'est moi, la cabine était occupée. Qu'est-ce qui s'est passé?

– C'est assez long à expliquer. Au final, j'ai tué quelqu'un.

– Tu as tué quelqu'un, au sens propre du terme?

– J'ai tué Bouvier. C'est assez compliqué. Il faut que je te raconte toute l'histoire. Il faudrait que je te voie.

– Ça va? T'as pas l'air trop secoué pour un meurtrier.

– J'ai pas encore eu le temps de bien rentrer dans la peau du personnage. Honnêtement, j'ai pas arrêté de dormir depuis que c'est arrivé.

– C'est arrivé quand?

– Hier.

– T'es où, là?

– Hôtel de banlieue.

– T'étais raide?

– Je voudrais pas te faire de la peine, mais je crois pas que le problème soit de savoir si j'étais positif au test. C'est un peu plus grave que ça.

– C'est la conversation la plus martienne qu'on ait eue. Tu veux que je vienne?

– Je veux bien, oui… J'ai des trucs importants à te donner, et je voudrais que tu me rapportes des choses dont j'aurais besoin.

– Tu vas faire quoi ensuite?

– Justement, j'aurais besoin de discuter avec toi. Il y a plusieurs possibilités. Mais d'abord il faut que je t'explique dans le détail, que tu aies tous les éléments en main pour bien comprendre.