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– Je peux prendre le dernier TGV.

Elle sort de la cabine après qu'il lui a donné l'adresse de son hôtel ainsi que la liste des choses qu'il veut qu'elle lui rapporte. Elle remet son walkman. Elle ne pense à rien en particulier. Elle a souvent des réactions à retardement.

It’s going down in my dark side. It's an emotional wave.

6

En entrant dans le bar, Manu pense: «Camel n'est pas là.» Son absence est choquante, mise en évidence ici. Bien plus qu'elle ne s'y attendait. Sensiblerie d'enfant, le manque lui tire au ventre et jusque dans la gorge. Rayé une fois pour toutes et soustrait du décor.

Elle est surprise d'être aussi vulnérable, encore capable de douleur. Au début, on croit mourir à chaque blessure. On met un point d'honneur à souffrir tout son soûl. Et puis on s'habitue à endurer n'importe quoi et à survivre à tout prix. On se croit endurcie, souillée de bout en bout. L'âme en acier trempé.

Elle observe la salle et l'émotion trouve en elle un endroit intact pour y pleuvoir de la boue.

Elle s'éjecte le chagrin dans un coin du crâne et s'assoit au bar. Pas grand monde qu'elle connaisse. Des types jouent au tarot sur un tapis vert élimé, échangent des injures plus ou moins cinglantes.

Une fille s'engueule avec quelqu'un au Publiphone, fait de grands gestes de colère, tournée vers le mur. Elle porte des lunettes noires, d'autres fois elle met un foulard pour cacher son cou. Manu ne sait pas si elle habite dans le coin ou si elle y passe régulièrement pour acheter de la dope. Elle ne parle à personne. Elle ne rampe que sous les coups que son petit ami lui donne, le soir et en coulisse. Pour le reste du monde, elle est majestueuse.

Manu vide son verre d'un trait, espérant que son voisin de comptoir comprendra ce que ça signifie.

Elle voit Lakim passer sur le trottoir d'en face. Quand il l'aperçoit, il lui fait signe de sortir. Ça fait plusieurs mois qu'ils sont ensemble. Elle ne se souvient pas avoir manifesté le moindre désir d'être avec lui, mais il la récupère régulièrement et l'embarque chez lui, comme s'il l'avait adoptée d'office. Elle est trop souvent raide pour prendre une décision. Elle s'adapte aux circonstances, à lui, entre autres.

Elle l'aime bien. À ceci près qu'il ne la supporte pas telle qu'elle est. Et il a tort de croire qu'elle modifiera quoi que ce soit pour lui. Il a des idées sur la vie qu'il compte bien faire respecter. Elle a de bonnes raisons pour être ce qu'elle est. Leur histoire ressemble à une course droit contre un mur. Manu se dit que tant que ça baise plus dur que ça clashe, il n'y a pas de raison d'envisager le splitt.

Elle aime décidément bien quand il la fourre, comme s'il lui en voulait d'autant bouger son cul et de brailler si fort. Comme s'il lui en voulait, parce que c'est mal et que ça le rend fou et qu'il revient chaque fois la défoncer et la prendre à pleines mains, lui écarter son cul, lui gicler dans la gorge. C'est comme si elle réveillait la mauvaise partie de son âme, celle dont il a honte, et qu'elle la réveillait sacrement efficacement. Mais tout se paie et il a tendance à lui faire payer un peu cher pour ça.

– T'es encore à traîner dans ce bar de junkies? T'as rien de mieux à foutre de ta vie?

– Occupe-toi de ton cul.

Il lui colle une grande baffe. Elle fait un pas de côté sous le choc. Un type en voiture ralentit, le genre à intervenir si on frappe une femme. Il demande à Manu si ça va, elle crache de côté:

– Je suis encore debout et entière. Ça se voit, non?

Lakim fait signe de dégager au mec, qui obtempère. Puis il se tourne vers elle, fou furieux:

– Putain, j'ai jamais levé la main sur une femme, t'es fière de toi?

– Justement, y avait une femme au bar tout à l'heure que son mec tabasse souvent. C'est la journée. C'est pas que je trouve ça grave, mais je te déconseille de recommencer. D'ailleurs, je pense pas que tu auras l'occasion de recommencer ça.

– Tu me cherches trop, Manu, je suis désolé d'avoir fait ça, mais tu cherches trop, sérieux.

– Tu me voulais quelque chose de précis?

– Je voulais te dire bonjour. T'es ma copine, je te vois, je veux te dire bonjour… Faut toujours que ça dégénère avec toi.

– À partir de maintenant, t'as qu'à considérer que j'suis plus ta copine et qu'on a plus à se dire bonjour, ça limitera les dégâts. Au fait, tu sais ce qu'il a fait, Radouan? Tout le monde le cherche aujourd'hui, t'en as entendu parler?

– J'ai rien à voir avec ce gamin, moi. Et toi non plus, tu devrais pas le voir autant…

– Ce que je sais, c'est que toi je veux plus te voir du tout. Salut, connard, j'ai une biture à prendre, moi.

Elle le dévisage avant de s'éloigner. Aujourd'hui, il lui a pris pile assez la tête pour qu'elle fasse un effort pour s'en débarrasser. Elle lui donnerait volontiers la liste des copains à lui qu'elle s'est envoyés, alors qu'ils étaient ensemble. Avec des détails pour les fois où ça s'est passé alors qu'il n'était pas loin. Ses meilleurs copains. Ça lui ferait bizarre d'apprendre ça. L'occasion de distribuer quelques claques à bon escient. Elle hausse les épaules. Ça ferait beaucoup d'histoires pour ce que ça la ferait rigoler. Et puis elle ne lui en veut pas, elle veut juste ne plus le revoir.

Il fait un vague mouvement pour la retenir. Elle retourne dans le bar. Karla l'attend à côté de la porte. Une gamine niaise et souriante, qui boit beaucoup trop et oublie vite de rester digne. Elle a observé toute la scène par la fenêtre, elle piaille d'indignation:

– Tu t'en es pris une?

– Ouais, je vois que t'as l'œil. Peut-être que je l'avais bien cherchée, j'pense pas que t'avais le son d'ici.

– Putain, mais t'aurais dû le démolir sur place. T'aurais pas dû te laisser faire. Moi, je supporterais pas qu'un mec lève la main sur moi. Moi, mon mec me touche, je me casse aussi sec. Putain, je supporterais jamais ça.

– Moi, tu sais, tant que c'est pas du sperme avarié qu'on m'envoie dans le fond, je supporte à peu près n'importe quoi. T'as de quoi me payer un coup?

– J'ai de quoi te rincer pour la soirée, je viens de toucher le RMI, tu tombes bien.

7

Nadine plie le fil du casque de walkman dans tous les sens, jusqu'à avoir du son dans les deux oreilles. En marchant, elle fait attention à le maintenir dans la bonne position. Elle a changé de casque il y a moins de deux semaines. Comment font les gens pour garder le même pendant des mois?

Tuer quelqu'un. Qu'est-ce qui va se passer? Qu'est-ce qui s'est passé? Elle n'est pas surprise. Peut-être que ça devait arriver. N'importe quoi pouvait arriver. Pourquoi Bouvier? Drôle de choix de victime… Point positif: peu de gens penseront à Francis quand on découvrira le corps. Le corps… Nouveau mot. Saugrenu.

Elle essaie d'imaginer qui va le découvrir, dans combien de temps. Une femme entre dans un salon, en parlant de choses habituelles, d'embouteillages ou d'une dispute ou d'un projet de soirée. Une femme qui rentre chez elle et parle à son mari parce qu'elle sait qu'il est rentré. Elle parle du bus qui était plein à craquer, ou bien d'un coup de téléphone qui l'a agréablement surprise. Et au milieu de son salon se retrouve nez à nez avec une grosse masse ensanglantée. Parfaitement déplacée. Le cadavre de son mari. Avec son crâne tout défoncé. Comment va-t-elle réussir à se rentrer ça dans la tête, à comprendre ça, ce qu'elle est obligée de voir? La vie de la dame vient de basculer et son petit esprit ne sait pas comment enregistrer l'information. La dame hurle au milieu du salon, beugle à gros sanglots. Ou bien bégaie, ou bien va se servir un verre. Peut-être se pince-t-elle le lobe de l'oreille, un petit geste à elle qu'elle fait sans y penser. Aucune réaction décente face à un corps avec les tripes sorties, du sang épais plein la moquette. D'ailleurs, peut-être a-t-elle d'abord pensé à comment elle va faire partir cette tache. Et tout de suite après, elle aura honte d'avoir pensé à ça à ce moment-là. Ou peut-être se sentira-t-elle soulagée, peut-être qu'elle pensera à son amant qu'elle va enfin pouvoir rejoindre.

Mais peut-être aussi que Bouvier n'est pas marié. Peut-être que c'est un enfant qui joue au ballon dans le quartier qui le découvrira par hasard, comme dans une série télé. Son ballon roulera jusqu'au corps, il arrivera gambadant et braillant. Son petit visage d'enfant qui joue, grands yeux pleins d'innocence et de curiosité dénuée d'appréhension. Habits d'enfant, comme ceux que l'on voit dans les rayons de supermarché, sweat-shirt plein de couleurs, avec un bateau sur le devant. Il arrivera en courant, avec cette démarche amusante qu'ont les enfants très jeunes. Un enfant content, remuant, barbouillé tout autour de la bouche car il a mangé du Miko juste avant. Ses joues sont rondes, c'est un enfant bien nourri, bien-aimé. Il ramassera son ballon jaune vif avec des taches de sang bien rouge et encore humide. Il s'en mettra un peu sur les mains. Les taches sombres sur le ballon, qui est venu buter contre le crâne défoncé du mort au milieu du salon.

Sweat young things ain't sweat no more.

Le corps sera certainement découvert par des pompiers alertés par les voisins, à cause de l'odeur. Il paraît que ça sent très fort un cadavre en décomposition.

Saloperie de casque, elle a beau tirer sur le fil, plus moyen de rétablir le contact. Elle est presque arrivée dans sa rue. Couloir d'échafaudages, ils refont les façades des immeubles. Pourvu que Séverine ne soit pas là. Avoir la paix un moment.

Soupir de soulagement quand elle ouvre la porte, pas un bruit dans l'appartement. Elle a rendez-vous, elle est en retard. Elle fait couler de l'eau chaude dans une casserole, puis la met à bouillir. Elle s'assoit face à la gazinière, se masse la nuque. Cartes postales et photos punaisées sur la porte du placard. Il y a des taches de café le long de la porte du Frigidaire. Elle en a renversé ce matin et elle a eu la flemme de nettoyer. Elle prend une éponge, la passe sous l'eau froide et frotte pour les faire disparaître.