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Bouvier devait de l'argent à Francis, beaucoup d'argent. Ça faisait longtemps, très longtemps. Ils ont arrêté de se voir à peu près à l'époque où ça a commencé à aller franchement mal pour Francis. Chute libre sur plusieurs années. Il a alterné tous les schémas de la dégringolade, quelque temps pilier de bar endetté, puis il a fait son tour dans la poudre, s'est converti au speed dans la foulée, puis à la codéine en passant par des trucs inconnus. Par moments, il se cloîtrait chez quelqu'un, refusait de sortir pendant tout un mois. D'autres fois, il faisait une arnaque puis, avec l'argent volé, il s'enfermait une semaine à l'hôtel. Pendant des années, il avait décliné avec talent toutes les figures de la descente aux enfers.

Il pensait régulièrement à cet argent que Bouvier lui devait, ne parlait que de ça pendant des jours. Cette thune résoudrait tous ses problèmes. Mais jamais il ne téléphonait à Bouvier. Il soliloquait en tournant en rond, chaque fois plus exaspéré. Il se promettait de monter à Paris le lendemain pour régler cette histoire. Il ne partait jamais. Confusément, il faisait un amalgame entre cette dette et sa situation. Bouvier devenait responsable de tout. Vu de près, ce n'était pas très surprenant que Francis finisse par lui éclater le crâne. Vu d'un peu plus loin, c'était un acte de pure démence: ils ne s'étaient pas vus depuis plusieurs années.

Nadine voyait Francis de près, de tellement près que les actes les plus insensés devenaient compréhensibles. Parce que c'est lui, elle le croira. De toutes façons. Elle l'a même aidé à tisser sa toile, à force de parler son langage et de cautionner tout ce qu'il disait. Cette fois, il est allé définitivement trop loin. Le moment est venu de comparaître devant les hommes.

Elle pense: «Si les flics l'attrapent, ils l'internent aussi sec.» Pour les néophytes, tout son comportement relève de la pathologie. Il est même devenu dangereux. Nadine verse l'eau bouillante dans un bol ébréché. Elle dit à voix basse: «C'est moi que tu appelles quand tu as vraiment besoin d'aide, parce que je me suis fait passer pour ton amie, et je suis la première à penser que tu es fou à lier.» Elle secoue la tête, comme pour chasser l'idée. À quel point Francis est seul, et comme il aurait besoin de quelqu'un qui soit capable de l'accompagner, de le secourir. À quel point, elle en est incapable.

Puis elle le voit clairement, dans un couloir d'hôpital. Il déambule au milieu d'autres malades, enfermé. Elle serre les dents, fait une grimace comme pour déglutir. L'image ne part pas. C'est ça qui va se passer. C'est ça que ça signifie. Tuer quelqu'un.

Elle ne veut pas le quitter. Elle ne veut pas le voir perdre.

Combien de temps passé à s'imprégner de lui, combien de renoncements pour qu'il consente à la garder près de lui. Elle l'a choisi contre le monde. Une fois pour toutes, et elle sait que c'était le bon choix.

Elle est en retard, déjà. Elle envisage de rester là, de poser un lapin. Mais il lui faut cet argent. Et il faut aussi qu'elle sorte, ne pas rester là à tourner en rond. Finalement, il y a beaucoup de choses qui lui viennent à l'esprit, elle se sent moins calme que juste après avoir appris la nouvelle.

Elle se change, cherche deux bas identiques dans sa commode, les enfile. La chair en haut des cuisses sort en bourrelets; quand elle grossit trop, ça frotte quand elle marche, jusqu'à devenir rouge et douloureux. Elle met du noir sur ses yeux, n'arrive pas à dessiner le même trait des deux côtés parce que sa main tremble. Elle fume trop, et puis abuse de café. À moins que ça ne soit une question de maladresse.

Elle sort, la vieille du dessous lui dit bien bonjour quand elle la croise. Depuis qu'elle l’a aidée à monter ses courses, la vieille du dessous l'a à la bonne. Elle porte toujours le même manteau noir. Souvent, elle garde sa petite-fille et lui achète toujours les mêmes bonbons.

En passant, Nadine se regarde dans la vitrine de la pharmacie. Sa jupe la serre trop, elle remonte quand elle marche. On lui voit tout son cul qui ondule et qui veut qu'on la baise.

Quand elle va travailler, elle a toujours la même tenue, toujours le même parfum, toujours le même rouge à lèvres. Comme si elle avait réfléchi à quel costume endosser et ne voulait plus en entendre parler.

Ceux qu'elle croise la regardent différemment quand elle a sa tenue de tapin. Elle dévisage les gens, tous les messieurs qu'elle croise peuvent l'avoir. Même les plus vieux et les plus sales peuvent venir sur elle. Pourvu qu'ils paient comptant, elle se couche sur le dos pour servir à n'importe qui.

Métro Charpennes. Elle marche vite. Claquent les talons de l'asphalteuse, le bruit de la salope pressée.

Des gamins l'appellent quand elle passe. Elle ne répond rien, ils la rattrapent et l'encadrent. L'un d'eux remarque:

«Elle a de bonnes jambes, des jambes pour s'en prendre plein la moule.» Ils l'escortent sur quelques mètres: «T'es sûre que tu veux pas venir faire un tour avec nous?» Elle doit se débarrasser d'eux avant l'impasse, des fois qu'ils décident de la suivre jusqu'à la porte du vieux. Il n'aimerait pas ça. Elle s'arrête net et les dévisage, elle pense que c'est une question de détermination: «Je vais travailler là. 1 000 francs pour une heure; si vous proposez mieux, j'ai du temps pour vous. Sinon vous dégagez, tout de suite.» Elle ne repart pas tout de suite, elle attend comme si elle attendait leur réponse. Elle vend son cul, ils n'ont pas les moyens. Ils ne répondent rien, elle repart. Pourvu qu'ils n'insistent pas. Ils ont fait demi-tour. Elle remercie le ciel et s'engouffre dans l'allée étroite et sombre. Ça pue la cuisine et les poubelles.

8

Manu se cramponne à Karla pour ne pas tomber.

– Putain, quand tu bois trop, d'un seul coup tu te rends compte que tu es déjà allée trop loin. Et c'est trop tard, tu peux déjà plus parler. Là, il faut commencer à se méfier parce que tout peut arriver. T'es capable de tout, quoi…

– Putain, j'en ai marre de traîner chez Tony. Quand je fais le bilan, je m'rends compte que je suis tout le temps là-bas et je m'emmerde. J'ai même pas vraiment de pote là-bas, je rigole pas, je m'emmerde. À part toi que j'ai rencontrée chez Tony, sinon tous les autres je m'en fous.

– T'as bien raison parce qu'ils s'en foutent de toi aussi. Les gens ça gesticule, ça se frotte, mais c'est rien que du mouvement, ils sont vides. Tous défoncés par la trouille. C'est pas chez Tony qu'il y a un blême, c'est partout pareil et ça craint.

Manu lui expliquerait volontiers ça plus en détail, mais Karla l'interrompt:

– Tu sais, je voulais pas t'en parler tellement ça m'a dégoûtée, tu sais ce qu'ils racontent sur toi maintenant?

Manu fait non de la tête et, en même temps, signe qu'elle s'en fout. Elles sont arrivées au bord de la Seine, juste au bord de l'eau. Manu braille:

– Putain, c'qu'il est chouette ce coin! Ça donnerait envie de vivre à la campagne. Pis c'est chouette les fleuves, moi j'adore ça. Putain, ça donne envie d'être à la mer! On s'en fout de chez Tony, on s'en fout de ce qu'ils disent. Il est chouette ce coin. Un pack de bière en bord de flotte, pourquoi on se prendrait la tête? Faut rester sérieux, Karla, pas s'écarter du droit chemin. Faut profiter de ce qu'ils sont pas là pour plus s'occuper des autres.

Karla ne voit pas exactement les choses comme ça. Elle reprend:

– C'est un bruit qui court en ce moment. Je sais pas quel est le salaud qui l’a lancé. Mais faut se méfier de tout le monde là-bas. Comme quoi ils t'ont vue dans des films de cul. Ils donnent même des détails dégueulasses. Je voulais pas te le dire tellement ça m'a dégoûtée. T'es tout le temps à aider tout le monde, t'es sympa comme pas deux et eux, tout ce qu'ils trouvent à dire, c'est…

– Ben, si tu voulais pas me le dire fallait pas me le dire, qu'est-ce que tu veux que je te dise?

– J' préfère te le dire. C'est trop dégueulasse. Je préfère que tu sois au courant.

– Ben, j'suis au courant. Qu'est-ce que j'en ai à foutre? Je leur chie tous dessus. Un par un, tu me les ramènes, moi je les aligne et je leur fais caca dessus. Faut pas t'en faire pour ça, Karla, t'es trop sensible.

En parlant, Manu se vautre par terre, les bras en croix, s'égosille tout en regardant le ciel. Elle croit sincèrement être en mesure d'engloutir le quartier entier d'une seule chiasse et ça la fait bien rigoler. Il fait encore soleil, c'est vraiment un chouette coin. Ça serait mieux si Karla n'était pas là en fait. Elle est bien cette fille, mais finalement elle a des toutes petites idées, rabougries. Elle a des yeux qui rapetissent, des yeux dans lesquels on peut pas faire rentrer grand-chose. Et tout ce qui dépasse la rend furieuse.

Manu aime bien ce qui dépasse, tout ce qui dérape la fait rigoler. Elle a les envies larges et déplacées. Et la baise, c'est bien tout ce qu'elle a trouvé qui mérite encore un détour et quelques efforts. Karla est comme les autres, craintive et agressive.

Une voiture s'arrête, pas loin d'où elles sont. Des portières claquent, Manu n'y prête pas attention. Elle braille:

– Sérieux Karla, faut s'élargir l'anus et l'esprit suivra. Faut te dilater l'esprit, faut voir grand, Karla, sérieux… Faut s'écarter les idées…

– Nous, les filles, c'est pas les idées qu'on vous ferait bien écarter.