Il balaie son rêve impossible comme les miasmes d'un renvoi d'ail, d'une main qui sait agiter l'air à bon escient.
— Il faut que je vous termine mon équipée, petit. J'en étais à l'aéroport de Washington. L'avion décolle. Je jubile. Je me crois sauf. Fort! Comme un qui a la possibilité d'offrir ses organes à la science, ce qui n'est plus mon cas. Là est la preuve imbécile du vieillissement, mon garçon, lorsque votre bidoche est devenue irrécupérable. Que vous ne pouvez plus léguer vos reins mités, votre cœur en arythmie, vos poumons percés, votre moelle liquéfiée, vos yeux frappés de cataracte et, moins que tout, votre foie cirrhosé. Vous n'êtes plus qu'un assemblage d'avaries fonctionnant sur la vitesse acquise. Un ensemble de maladies composant un homme réputé bien portant. Que vous disais-je? Washington, l'avion pour Vienne, et moi béat comme le mulot que surveille la buse planante!
«Je débarque ici. Le confort, la douilletterie teutonne. Pas complètement teutonne, mais presque. Je respire un air de liberté. Que je crois! De délivrance infinie. Que j'imagine! Sot! Triple sot périlleux! Je cherche un vol pour Paris. Pas avant demain; celui de la journée est parti. Qu'à cela ne tienne! A moi le Prater, le Danube, la Grande Roue! Je descends dans un hôtel, voyageur sans bagages. J'explique que les miens ont été égarés à Washington. Une chambre quiète, avec une couette onctueuse sur le lit. Je me couche. Je dors magistralement, l'âme en fête. Tout juste s'il subsiste quelque part dans mon esprit un bout de pitié pour le pauvre docteur Smith. La vie! Vous avez beau réchauffer vos nobles instincts au bain-marie, ça reste chacun pour soi et Dieu pour moi! Ce que j'éprouve dans ce demi-sommeil ressortit de la volupté authentique.
«En fin de journée, je m'offre une douche, au diable mes principes! Remets mon linge fané et pars à la recherche d'un restaurant viennois.
«Je musarde le long des rues. Il fait frisquet, mais ça réveille. Soudain, une auto stoppe à ma hauteur. A l'intérieur, deux créatures de rêve. Des filles superbes et de grande allure. Manteaux d'astrakan, toques de renard noir. Un côté exquisément rétro. Celle qui est à la place passager me murmure:
«— Vous venez faire une promenade avec nous?»
«Moi, Antoine, vous me connaissez? Avec ce que je traîne entre mes vieilles jambes, il m'est impossible de décliner. Je monte. Une troisième fille que je n'avais pas remarquée, se tient à l'arrière du véhicule. Une petite brune vêtue de cuir noir, elle. Pantalon, blouson. L'air d'un adolescent. Et que fait-elle? Ah! mon cœur manque me sortir du corps par la bouche elle tient un revolver nickelé braqué sur moi. Sa main armée repose sur l'accoudoir central et le vilain groin chromé ne bronche pas. Que me passe-t-il par la tête alors? Impossible de vous le dire. Quelque chose de similaire en tout cas à ce que j'ai éprouvé pendant mon plongeon de la veille dans le ravin. Je m'entends dire:
«— Bonjour, mes jolies demoiselles.»
«Et puis je rouvre la portière et me jette hors de l'auto alors qu'elle démarre, prenant tout le monde de court! Un vieux génaire égrotant! Je m'attends à recevoir des balles dans le dos, cependant, je fonce sans me retourner jusqu'à une brasserie toute proche.
Heureusement, la circulation est dense. Je pénètre dans l'établissement et vais prendre place à une table. Une accorte serveuse s'approche sans me laisser le temps de respirer. Je commande une bière. Je me sens maître de moi. Et pourtant je suis fou de terreur. Mais que me veut-on, grand Dieu! Ma peau? Elle ne vaut pas tripette. Je bois ma bière. Par les vitres de la brasserie, je repère la fille en cuir noir sur le trottoir. Elle parle avec l'une de ses compagnes: celle qui m'a dragué. Ces foutues femelles ne me lâcheront pas. Que dois-je faire? Appeler la police? Me placer sous sa protection? On me prendra pour un vieux toqué car j'ai une tête de vieux toqué, si, si, je sais ce que je dis, Antoine, inutile de vous récrier.
«A cet instant de haute tension, je sens un regard posé sur moi. A la table voisine de la mienne se tient une vieille femme bossue. Style bourgeoise. Elle a défait son manteau de fourrure qui repose autour de son séant sur la banquette. Savez-vous ce que fixe cette rombière, Antoine? Ni plus ni moins que mon sexe! Car le phénomène est là, Antoine je bande! La peur me met en érection. Une érection impétueuse qui fait craquer mes amarres. La dame a repéré le fait. Elle en est hypnotisée. Alors, il me vient une idée de génie. En douce, je rapproche ma table de la sienne. Avec lenteur je lui prends la main et la dépose sur mon tumulte intime pour lui faire constater que ce n'est pas un lapin clandestin qui s'énerve dans ma culotte. Le contact la comble.
«— Vous habitez seule, Frau?» susurré-je.
«Elle opina. Je l'aurais parié! Son âge, sa bosse plaidaient pour une existence solitaire.
«— Vous m'inspirez un indescriptible désir, Frau, lui débitai-je. Accepteriez-vous que nous vivions des instants de folie, vous et moi?»
«Elle a fait un couac que je décidai de prendre pour un acquiescement.
«— Merci, murmurai-je, pour peu que vous disposiez d'un pot de vaseline, voire d'une simple plaque de beurre de ménage, vous allez être comblée. Seulement, nous devons prendre des précautions car je suis filé par une femme jalouse qui a décidé de me tuer; aussi, voici ce que je vous suggère je vais enfiler votre manteau de fourrure et coiffer votre toque. Grâce à ma maigreur, l'un et l'autre devraient m'aller. Nous sortirons bras dessus, bras dessous comme deux bonnes amies et ainsi ne serai-je pas reconnu.»
«Elle était à ce point fascinée par mon anomalie, Antoine, que j'aurais pu la faire marcher à quatre pattes avec moi sur son dos de dromadaire. Nous sommes sortis enlacés. J'avais de surcroît noué son foulard autour de mon visage. Nous sommes passés à deux mètres de la fille en noir. Ses copines se trouvaient à proximité dans leur automobile. Nous nous sommes éloignés lentement. La vieille grelottait de se trouver sans manteau par le froid continental qui règne en cette saison sur cette ville. Pour la réchauffer, je lui racontais ce que nous ferions parvenus à son domicile. Nous avons atteint celui-ci sans encombre. Cela fait quarante-huit heures que je m'y terre, payant mon écot de la façon que vous savez. J'aurais pu essayer de filer, mais je ne m'en sens pas le courage. L'on doit surveiller les hôtels, les gares, l'aéroport, Antoine. Je suis devenu un homme traqué. Moi, l'être le plus inoffensif de la planète! Moi, le vieux misanthrope à la queue de mulet! Traqué comme un vulgaire mafioso délateur!»
Il me tend ses deux pauvres mains pareilles à deux gants de cuir vides.
— Ai-je encore une bribe d'avenir, Antoine?
— Tant qu'on possède le présent, on peut espérer avoir un avenir, Félix.
— Qu'entrevoyez-vous, pour me sauver la mise?
— Eh bien, tout d'abord, vous faire rentrer en France. Ensuite, organiser à Paris une conférence de presse au cours de laquelle vous raconterez aux médias rassemblés ce que vous venez de me raconter à moi!
Son effarement ferait déféquer une mouche scatophage.
Vous n'y pensez pas!
— Je ne pense qu'à cela, au contraire. Réfléchissez, mon cher ami pourquoi cherche-t-on à vous neutraliser? Parce que vous savez quelque chose qui doit être tu. Ce qu'est le quelque chose? Le fait que vous ayez établi une corrélation entre l'arrestation des deux femmes au motel du fils Ferguson et l'épidémie de variole ayant sévi dans le Maine. Il est bien évident que le container que le vieux a trouvé renfermait le virus de cette foutue maladie. Comme l'une des ampoules s'était brisée, il l'a contractée. Ensuite, il est allé la propager dans son bled, près d'Augusta. Vous et Smith, tout flambards, avez couru à la police d'Atlanta y faire le rapport de votre découverte. Les flics ont transmis vos déclarations en haut lieu. Les huiles de la Santé ont immédiatement réagi. Ce devait être top secret. On a transmis à la C.I.A. et lancé des gars à vos trousses, avec pour mission de vous liquider. Ils ont failli réussir et le petit docteur Smith est mort. Mais il reste vous. Retrouver votre trace après votre sortie du ravin n'a rien eu de difficile, d'autant que vous avez pris votre billet d'avion sous votre véritable identité. Selon moi, ils ont dû découvrir votre embarquement pour Vienne alors que vous voliez au-dessus de l'Atlantique. Ils ont eu le temps d'établir un comité d'accueil pour ici. Ils auraient pu vous abattre à distance, mais ils tenaient à savoir si vous aviez déjà parlé, et à qui.