Je marche sur des braises, les gars! Peut-être perds-je mon temps à guetter les agissements des amis de Conrad?
Et peut-être pas.
Grognassu, ma doublure (je lui ai fourgué ce sobriquet à défaut de son véritable nom resté dans sa poche intérieure), est déjà à pied d'œuvre sur le perron. La tache rouge de l'œillet ressemble à du sang. J'espère qu'il ne va pas me foirer dans les pognes au dernier moment, l'artiste! Il avait l'air si peu chaud pour me louer ses services…
Ces germanophones, t'as beau jacter leur dialecte, tu peux pas les piger vraiment quand t'es latin pur fruit comme ton éminent camarade. Cette langue à la con, où le verbe se fout en fin de phrase (si bien que tu peux jamais couper la parole de ton interlocuteur puisque t'ignores ce qu'il est en train de te dire tant qu'il n'a pas terminé de jacter), je m'y ferai jamais. Faut être mou du cigare pour «faire avec». Et puis ces mots qu'en finissent pas, longs comme des accordéons étirés au max, franchement, je les trouve pas maniables. Ils t'encombrent la bouche, se collent à tes chaules tel du chewing-gum après des dentiers, te deviennent patates brûlantes. Je préfère l'anglais, à la rigueur. Voire le russe; mais le chleuh, zob!
Il regarde sa montre, Grognassu. Faut dire qu'il est déjà et cinq. Il s'impatiente. Pourvu qu'il ne déserte pas son poste, le sale con!
Non! Voici une ambulance, justement. O ironie, il s'agit d'une bagnole française: une CX blanche, avec un gyrophare, des vitres dépolies à l'arrière et une croix bleue peinte sur les portes. Y a la raison sociale écrite, mais j'ai pas le temps de ligoter. Le véhicule stoppe au niveau de Grognassu. L'homme à l'œillet hésite, puis va à l'arrière de la tire. Il ouvre lui-même l'une des deux portes. Nouvelle hésitance et puis grimpe. L'auto redémarre. Le chauffeur n'a pas déclenché sa sirène, ce qui fait mon blaud, car elle roule moyenne allure, de ce fait. Si elle bombait plein tut dans la circulation et que je la floche au même rythme son conducteur me retapisserait dans les deux minutes qui suivraient.
Elle pique sur Mariahilfer Straße, c'est-à-dire en direction de l'ouest, et assez rapidement, nous prenons congé de Vienne.
Il fait clair et pimpant. L'Autriche, ce matin, a été nettoyée au Mir lessive (la seule lessive dont tu puisse boire l'eau après lavage!). Je m'imaginerais asse roulant sur cette route bordée de cerisiers, au côté d'une gonzesse aimée. Depuis que j'ai largué Marika, ma jolie Danoise, après notre cruelle mésaventure magistralement contée dans Ça baigne dans le béton, ouvrage d'une haute tenue morale, avec peu de faute d'orthographe (deux ou trois par page, à peine!), je me sens en manque. Je la raffolais, cette sublime blonde! On a vécu de l'étonnant au Groenland, elle et moi. M' semblait que ça allait durer toujours, les deux, (enfin au moins six mois, quoi, car l'éternité est relative pou les mortels que nous sommes) et puis non, t'as vu? Il suffi qu'un vilain diable me l'envoûte pour que je décroche. Je peux pas rester piqué dans la volaille mécolle, après un turbin de ce genre. Je sais bien qui c'était pas sa faute, la chérie, mais on s'attache si foi aux sales impressions qu'il ne nous est pas possible d leur passer outre. Surtout Bibi, qui marche tellement aux sensations! Une gerce qu'a ses ours au mauvais moment, et je la répudie aussi sec, pour toujours. Not que la réciproque existe, afin de rétablir l'équilibre. M'est arrivé également d'avoir été largué pour de broutilles: une mauvaise bandaison consécutive à de flatulences d'origine alimentaire, par exemple, o encore pour de la maussaderie trop accentuée. Une vie entière passée chez les casseurs de couilles, ça érode l'homme. A force de frayer avec des supérieurs trop cons, des subalternes trop veules, à force de libeller davantage de chèques que t'en endosses, à force de limer sans appétit ou de voter sans conviction, ton moral se fuse.
Mais, bon, Marika, elle grince encore dans mon souvenir. Pas à cause de nos parties de jambons. La chair, je te le dis fréquemment, c'est ce qui s'oublie le plus vite. On reste plus motivé par les «moments».
Des minutes rutilantes qui t'ont apporté un peu de chaleur et de lumière, un peu de musique… Des minutes au cours desquelles une main mystérieuse a écarté un peu le rideau noir, te permettant ainsi de mater dans le jardin des délices. Mais on se referme, y a qu'à attendre. Les larmes te mouillent d'abord les yeux, ensuite elles te les brûlent (quand elles sont séchées). Pleurer, c'est l'hygiène de l'œil. Le chagrin aboutit parfois chez les psychiatres, jamais chez les ophtalmos.
Il y a des pays dont les gens de culture restreinte mettent en doute l'existence. Ainsi de l'Autriche. Certaines personnes pensent qu'il s'agit d'une marque de lessive. Il en est tant! Ils croient qu'on va leur proposer de reprendre leur boite d'Ariel suractivé contre un paquet d'Autriche ammoniaquée double effet. Aux States surtout, le phénomène est courant. Faut dire que là-bas, l'inculture est une institution. Ils te font une vie avec deux cents mots et quelques paquets de pop-corn, vu qu'aux Zétats-Zunis t'as rien besoin de savoir: y a des appareils distributeurs qui pensent pour toi. Une poignée de nickels dans ta fouille et tu fais la route peinard.
Mais je m'écarte, une fois de mieux. Alors, fissa, je te reviens à l'Autriche, aux faubourgs de Vienne, la campagne immédiate assez pimpante, dois-je dire. Mais c'est vrai qu'à y regarder attentivement, tout cela existe plus ou moins. Moi, le calcul d'Adolphe, dans un sens, je le comprends. Il s'est dit qu'un pays qui sert à rien, tant qu'à faire, autant le rattacher à un autre pour en faire un plus grand. Qu'en outre c'était le sien; sentimentalement, ça joue. Qu'on le veuille ou pas, comme me disait Jean-Marie, l'autre jour, avec des larmes à l'œil «Y avait de l'artiste chez cet homme!
L'ambulance file en souplesse, drivée impeccablement. Je floche à quelques encablures. Nous y sommes bientôt en pleine cambrousse. Soudain un tracte débouche d'une voie transversale. Je fous un coup klaxon désespéré, non sans évoquer Les Choses de vie, quand Piccoli se fraise la gueule contre une bétaillère pilotée par le merveilleux Bobby Lapointe. Mon crochet nécessite le coup de volant du siècle. Je dis, l'espace d'une étincelle, que si une véhicule quelconque se pointe en sens contraire, va y avoir l'hamburger de connard en «action» à la bouche anthropophagique du coin. Mais mon ange gardien ne somnole pas, rien ne se présente en face de moi et passe. De justesse extrême, mais ça passe!
Un bruit de freins apocalyptique retentit. Mon rétif hâtivement consulté, me montre une Mercedes verte en train d'embugner l'arrière du tracteur. Le freinage n'a pas été suffisant pour éviter la collision; toutefois il limité les dégâts car, autant que j'en puisse juger de mon petit rectangle de glace, la Mercedes s'en tire avec une aile écrasée, et le tracteur avec une roue fanée. C'est alors que je constate un fait troublant. La voiture verte ne s'arrête pas pour souscrire aux formalités inhérentes à ce genre d'avatars. Après une rapide manœuvre, la voilà qui poursuit sa route, avec museau de guingois. Dès lors, l'Antonio bien-aimé dit «Oh! oh! bizarre, bizarre!» Rien de plus. Je livre sa pensée intégrale sans y changer un mot, simplement j'avais, par inadvertance, tapé un point virgule au lieu d'une virgule entre les deux bizarres, qui n'avait aucune raison d'être. Chicorner sa tire endommageant le véhicule adverse et tailler la route comme un malpropre, sans même remettre sa carte visite au télescopé, voilà qui ne se fait pas, même d'un pays à l'existence douteuse (le seul que les Russes n'aient pas gardé, je te prie de considérer. Après Yali ils ont dit «Non, non, l'Autriche, on n'en a rien à secouer, s'il vous reste une petite place dans le bloc occidental, mettez-l'y, cadeau!»). Alors, l'éminent Sana, il pige en grand que si cette voiture endommagée poursuit sa route au mépris des règles élémentaires de courtoisie, si elle chie aussi délibérément sur la pauvre compagnie d'assurances qui la couvre, c'est que ses passagers (ils sont deux) sont mobilisés par une action urgente. J'en conclus qu'ils me filochent. Je pige pas pourquoi, mais ça me paraît tellement évident qu'un gamin de quatre-vingt-quinze ans en licebroquerait dans ses pampers…