— La lame du couteau est enduite d'une substance que je suppose nocive, m'annonce Douglas Fer-Blanc. T'as pas eu la curiosité de la sentir?
— Tu sais, je n'ai ouvert cette saccagne que pour là.
— Ton maître chanteur l'a frottée avec un produit vénéneux, Antoine. C'est pour cela que la fille est clamsée.
Quel hymne s'élève soudain dans ma conscience dévastée! Irremplaçable Jérémie. Il me redonne la paix de l'âme, cette grâce infinie.
Nous montons dans la fourgonnette. J'ai fugacement l'impression que le moteur est déjà en marche, en réalité ce sont les ronflements de l'alcoolo qui font vibrer la voiture. Je démarre avec fougue, tellement j'ai hâte de m'éloigner de cette nécropole.
— Tu sais où tu vas? demande mon pote.
— Un peu. Devine?
— Tu retournes chez le garagiste?
— Gagné!
— Pas grand mérite. Il n'y a que par lui que tu peu espérer trouver la piste des amazones.
Je stoppe devant les colonnes d'essence. Toujours s'assurer que la voie est libre. Bien m'en prend car j'avise le bonhomme en grande converse avec deux poulagas, lesquels prennent des notes. Probable que ses complices, quand ils m'ont balancé aux motards, ont signalé le numéro minéralogique de l'ambulance, puis ont alerté ensuite le garage pour qu'il déclare le vol de la tire. Messieurs les archers autrichiens viennent recueillir sa déposition.
La femme au bébé s'approche de notre fourgonnette. C'est une personne jeune et grassouillette, au ventre encore déformé par sa maternité récente, aux chairs blanches et molles, avec des tifs si gras que tu pourrais t'en servir pour faire de la soupe aux choux. Elle porte un manteau de vilain drap d'un vilain gris sur son vilain lard et s'est chaussée de vieilles groles éculées.
— Le plein! jeté-je.
Elle va dévisser le bouchon d'essence et décrocher le tuyau verseur. Sur ces entrechoses, les deux poulardins quittent le garagiste, grimpent dans leur tire et s'esbignent. Ouf! Grand merci, nobles messieurs, de nous laisser le champ libre!
La jeune mère vachasse remonte notre véhicule et grommelle:
— Il est plein, votre réservoir. J'en ai mis quatre litres et ça déborde!
— Ah! ben alors, c'est que ma jauge est détraquée, je lui fais-je. Faut que je demande au monsieur qui est là de la vérifier.
Je lui règle ses quatre litrons de benzine et elle achemine sa graisse rançante vers le pavillon où son moujingue beugle tout ce qu'il ne sait pas encore en allemand vagissant.
Le mari vient de rentrer dans l'atelier. Je fais signe à Jérémie de me suivre et nous rejoignons le bonhomme. Il nous frime d'un œil revêche. Pour le moment il patouille dans des béchamels tourmentantes et il a pas envie de voir des chues.
— Vous désirez? il demande.
Il a pas le temps de piger. Je lui confectionne un crochet au bouc qui va faire le bonheur de son dentiste. Ça retentit comme l'éviction d'un bouchon de champagne récalcitrant et le champion de la vis platinée s'effondre avec les yeux tournés vers les vagines de sa conscience.
— Et ensuite? imperturbe M. Blanc.
— On le déculotte et on l'installe sur son établi.
— Pourquoi le déculotter? s'inquiète Mister d'Ebène, t'as viré de mœurs, grand? Si oui, tu pourrais trouver mieux à aimer que cet individu.
— Je veux lui rendre la monnaie de sa pièce. Attache-le avec ce que tu trouveras.
Dans un garage, tu déniches de tout, y compris des câbles de freins. Jérémie en utilise deux pour ligoter celui que la fille Tout-Cuir appelait Johan. N'après quoi, je mets le gonfleur en place et enquille son embout dans le dargif du mec.
— T'es répugnant! marmonne M. Blanc. D'autant qu'il pue!
— Les oignons les mieux lavés fouettent toujours, soupiré-je, c'est une des dures lois de la nature. La marque honteuse de notre faiblesse humaine.
J'actionne la poignée d'admission. Un gros plouf se produit entre les miches du garagiste. Ça le tire des limbes. Il bat des ramasse-miettes, façon jeune pianiste ingénue qui regarde son professeur déboutonner sa braguette pendant qu'elle s'emberluche avec La lettre à Elise.
— C'est pas un bloc de factures, que j'aperçois là-bas sur ce bout de bureau? dis-je.
Blanc va chercher le dit, empare idem une pointe Bic qui passait par là et revient.
— T'es prêt, Johan? je demande au garagiste.
Il coule comme un vieux brie oublié au moment d'un départ en vacances.
— Mais qu'est-ce? Mais qui? Mais que? Mais quoi? bafouille le zigus.
— Ta gueule, moribond! le coupé-je. Trois hommes ont été abattus de sang-froid ici, tout à l'heure. Trois policiers! Rien n'est plus coûteux que la viande de flic! Le caviar, en comparaison, c'est moins cher que des topinambours.
Je lui balance un jet d'air comprimé. Il hurle. Une vilaine odeur retentit, comme l'eût écrit le cher et valeureux Ponton du Sérail. Ça lui fait lavement, à cézige gusman. Faut dire qu'il a un fion grand comme l'entrée du tunnel sous Fourvière si tant connu des tomobilistes vacanceurs. M'est avis qu'il a dû être à voile et à vapeur autrefois, l'artiste! Peut-être l'est-il toujours? T'as des tas de gentils papas qui prennent du rond comme des folles à leurs moments perdus.
— Faites pas ça! il égosille.
— Ta gueule! intimé-je. Tu ne parles que pour répondre à mes questions. Et si tu n'y réponds pas, ou si tu y réponds mal, je te file tellement d'air dans le dargeot que tes concitoyens croiront qu'une montgolfière survole leur patelin. Je t'ai vu à l'œuvre, tout à l'heure. Tu prenais un panard monstre à gonfler le pauvre poulet, mon salaud. Alors, pas de pitié! Tes un peu tantouzette sur les bords, toi, avec tes pognes pleines de cambouis. Si je raconte ça à ta petite femme, elle va tomber de haut! Bon, tu es prêt?
Un lâcher de gaz ponctue ma question et ajoute à ses débâcles morales et intestinales.
— Parle-moi de la tueuse habillée de cuir qui froidement abattu l'un des flics et fait éclater l'intestin de l'autre?
— Elle se nomme Elsa Labowicz, répond-il docilement.
— Nationalité?
— Bulgare.
— Profession?
— Elle travaille à l'ambassade de Bulgarie à Vienne.
— Tu la connais d'où?
— Je suis moi-même d'origine bulgare. J'ai travail avec elle.
— Quelle branche?
Là, quelques fortes giclettes sont nécessaires, pour le mettre au diapason.
— Espionnage.
— Tu es toujours dans le coup?
— Occasionnellement, on fait appel à moi.
— Elle fonctionne avec des copines, cette garce, n'est-ce pas?
— Exact.
— Leurs noms?
Ses réticences sont une nouvelle fois balayées par la bourrasque du gonfleur.
— Je ne connais que le nom de celle qui dirige la section: Katarina Swoboda.
— Description?
— Très grande, blonde, les yeux d'un bleu étrange. Une cicatrice à la lèvre supérieure.
— Et où trouve-t-on ces jolies dames? Je suppose que pour leurs activités marginales, elles disposent d'un local indépendant de l'ambassade?
— Elles ont une boutique de couture dans Kärntnerstraße.
— O.K., parle-moi de cette boutique.
— Qu'est-ce que vous voulez savoir?
— Son fonctionnement, sa topographie.
— Eh bien…
Pour le sport, je lui flanque une gonflette. A peine cinq cents grammes, qu'il se sente ballonné. Tu parles d‘un récital quand il se dégagera la tuyauterie! Le Largo de Haendel, il va interpréter à sa bergère, façon inaudible!
— Arrêtez!
— On n'a pas terminé, tu sais, Johan, tant s'en faut!
— Vous n'allez pas me faire mourir!