— Non, fermé.
— Si bien que les employées sont parties?
— Oui.
— Ceux qui restent se tiennent dans le gymnase?
— C'est probable…
Je me dis que le moment d'un coup de main est idéal car je suppose que les acolytes de la défunte Katarina Swoboda doivent effervescer à notre recherche, ce qui diminue les effectifs de Fort Alamo.
Nous atteignons Kärntnerstraße et la grognasse du garagiste nous désigne le magasin de modes. La vitrine en est largement illuminée, mais l'intérieur est obscur, ce qui confirme les prévisions de la môme.
— Fais le tour du pâté de maisons, gros, on va aller regarder derrière comment l'enfant se présente! enjoins-je au Dodu.
Docile, il enquille la première rue à droite, et puis encore la première à droite, ce qui te montre qu'on a du bol car les sens uniques auraient pu nous être défavorables.
Le gymnase en question est un bâtiment de briques grises dans une rue sans grande importance collective. Elle est peu éclairée, mais comme il semble ne rien s'y passer, c'est bien suffisant commak.
— Bon, on stoppe, Gros.
— Je va barrer toute la strasse! objecte l'Emérite (agricole puisqu'il est de la parpagne).
— Grimpe sur le trottoir d'en face, autant que tu le peux.
— Et n'ensute?
Au lieu de répondre, je mate le mélancolique paysage. Ces murs gris… Une verrière en vitres dépolies coupe le mur sur quatre ou cinq mètres, à environ trois mètres du trottoir. Elle court le long du toit plat. Seule ouverture réelle donnant sur la rue: une double porte de fer sur laquelle est peinte une interdiction de stationner. Une faible lumière filtre par la verrière. J'en conclus qu'une très maigre zone de la salle de gymnastique se trouve éclairée. Mon cigogneur pilonne dur quand je pense que mon petit Toinet se trouve peut-être dans ce local.
— Alors, révérend Père Plexe, ricane l'Enflure, qu'est-ce on décide-t-il?
— La gonzesse va nous gêner dans nos manœuvres, soupiré-je.
— Tu veux que j'va la ligoter et la foute dans la benne?
— Pour que les gens des immeubles puissent l'admirer à leur aise s'ils se mettent à la fenêtre?
— Ou alors, j'y mets un taquet à la mangeoire? Ça peut lui organiser un beau dodo, tu sais!
— Je préfère, mais je trouve que quand nous vadrouillons au pays du romantisme on se conduit un peu durement avec les dames.
Il s'insurge:
— Si j'pourrais pas m'permett' d'la chahuter un brin après la belle biroute nickelée qu'elle s'est dégusté t't'à l'heure!
— Alors soit!
— Tout d'sute?
— Remets ta formule en marche, Sandre. L'intervention que je te propose va nécessiter efficacité, rapidité et précision.
— C'est dans mes cordes, comme disait un boxeur qui jouait du violon.
— Tu vas refaire le tour du pâté de maisons. Quand tu déboucheras dans la rue, vire le plus large possible de façon à emplâtrer la porte de fer que voilà. Ça m'étonnerait qu'elle résiste au coup de boutoir de ton quinze tonnes.
— M'surprendrerait aussi. Ce mur de briques, av'c sa mine de papier mâché, j'te l'foutrais par terre à coups de pied!
— Je vais descendre pour être à disposition près de la brèche que tu vas pratiquer; excuse-moi de ne pas rester avec toi dans le bahut, mais je ne peux pas risquer de me laisser estourbir par le choc.
— J't'en prille, grand. D'alieurs, t'as toujours aimé tes aises!
— Comprends qu'il va falloir agir à toute vibure car le voisinage donnera aussitôt l'alerte et nous n'aurons plus de véhicule à disposition pour nous carapater. Surtout, cramponne-toi ferme à ton volant au moment du carambolage.
— Dis, l'artiss, tu connais Bérurier? J'sus bâti à chaude-pisse et aux Sables-d'Olonne, moi!
— O.K. Endors ta Mme Bouffe-Bite, ici présente et agis! Je vais prier en t'attendant.
— Tu t'es toujours réservé l'plus délicat du boulot! répond le recordman du kilomètre-paf arrêté.
Il me regarde descendre. Le camion au point mort vibre comme un vieux frigo sur le point de rendre l'âme. Béru tapote la joue de sa compagne. Puis lui désigne un point du ciel à travers son pare-brise.
— Hé, Fraü Darlinge, t'as vu la lune, c'soir? On dirait une photo couleur de Maho Sait Tout!
La dame lève son visage, proposant ainsi un ravissant menton au soporifique béruréen. Il laisse partir son gauche, l'Homme-au-Gros-Moignon. Sec et précis! La pompiste se disperse sur le plancher du camion.
— Prépare des frites, j'r'viens! s'écrie Béru dans le ronflement de sa Ferrari.
Il disparaît, happé par la rue suivante. «Et s'il ne revenait pas?» me dis-je. Suppose que, dans sa précipitation, il embigne une tire dans la Kärntnerstraße, ou renverse un passant? Suppose que cette grosse vacherie de camion tombe en rideau? Suppose qu'il ait mal assaisonné la garagiste et qu'elle se mette à hurler au secours? Suppose… Suppose… Et merde! Dis, je vais pas tourner à la petite rosière effarouchable!
Mentalement, je suis l'itinéraire. Il a déjà rejoint Kärntnerstraße. Il longe cette voie importante pour rallier la nie suivante, il…
Mais, dis! Je rêve! Le voilà déjà de retour! Je fonce en deçà de la double aorte de fer pour assister au numéro. Tu le verrais, Grobide, ce sang-froid! Cette espèce de majesté dans l'action! Ennobli par sa concentration. Les lèvres verrouillées sur son dentier. Le regard profond comme celui d'un chimpanzé. Il a rabattu son bitos au ras de ses sourcils pour se protéger des éclats. Il n'a même pas un coup de frein, messire Béru. A croire que c'est Julienne qui l'a formé, cézigo! Il braque tout, après avoir tenu sa gauche. Dans un phénoménal ralenti, je vois s'accomplir l'impact. Le capot cogne la porte qui se courbe et cède. Les briques s'écroulent autour du cadre de la lourde. La cabine du monstre s'engage par la brèche. Il chie des éclats de toutes natures: vitre, brique, plâtre, bois.
Alors je fonce.
Malheur! Ah! funeste sort. Tu sais quoi? Le camion, en s'engageant dans la trouée, l'a obstruée entièrement. Il m'est impossible d'entrer dans le gymnase. J'attrape le rebord du plateau, m'y hisse. La paroi de la cabine est un obstacle tout aussi infranchissable. Par la lucarne dont le verre s'est brisé, je distingue un nuage de vapeur, à cause du radiateur éclaté. Béru n'a pas de mal. Il s'évertue comme un régiment de Cosaques dans l'antichambre d'un bordel pour tenter d'ouvrir sa portière, mais elle est bloquée par le mur. Il est là, l'Enfoiré, fiché dans le gymnase comme un robinet dans la bonde d'un tonneau.
— Recule! hurlé-je. Mais recule donc, Sac à Merde!
— Et mon cul! glapit l'Auroch, à demi asphyxié par la vapeur et la poussière. Tu croives qu'y marche encore, c' moulin, après une pétée pareille!
Soudain, le calme me revient!
— Calmos, Gros! Derrière les sièges, j'aperçois des outils! Essaie de me filer une pioche par la lucarne.
— Et comment veux-tu qu'é passe, fleur de mes couilles!
Mais mon renseignement n'est pas tombé dans l'oreille de Beethoven! Il empare l'outil désigné pour, tant mal que bien, démanteler le cadre du pare-brise. Moi, toujours, guette-au-trou, j'essaie de mater l'intérieur du gymnase. Qu'aperçois-je? Une vaste pièce comportant des portiques, des chevaux d'arçon, des barres parallèles, des anneaux, des trapèzes et autres instruments propres à la musculation d'un individu décidé à se constituer un capital biceps. Dans le fond du gymnase se trouvent deux portes. L'endroit n'est éclairé que par la clarté tombant de la verrière et qui provient du maigre éclairage de la rue. L'une des portes du fond vient de s'ouvrir et deux personnages accourent vers le lieu de «l'accident»: un homme blond et grand, vêtu d'un training rouge et une fille superbe, dans les roux vénitiens, portant un jean noir et un sweater vert.