Des sirènes de police retentissent dans la rue de derrière.
— Acré! me lance le Gros, v'là les pandores! Cassons-nous, sinon on va chier des oursins!
Le conseil est excellent. Je chope Dudule par la main et on se taille côté cour. Mon intention est d'utiliser la fourgonnette des lascars qui s'y trouve stationnée, hélas, les gars ont prélevé la clé de contact et il n'est plus temps d'aller leur faire les vagues.
La scoum, bordel! Elle nous lâche pas, décidément. Je me sens comme un oiseau micropodiforme, genre albatros ou engoulevent: mes pattes trop courtes et mes ailes trop longues m'empêchent de prendre mon envol depuis le sol!
— Filons à pinces! dis-je.
On marche posément jusqu'à Kärntnerstraße et je choisis de nous développer en sens unique manière de ne pas être rejoints tout de suite.
A cet instant net et précis, un coup de sifflet de trident, comme dit Béru, part de la circulation. Caractéristique. C'est aigu comme un accent du même nom et ça continue par une trille rouleuse. Je reconnais le cri du cormoran qu'imite si parfaitement Jérémie Blanc. En matant bien, j'aperçois mon Noirpiot dans une calèche attelée d'un bourrin blanc et pilotée par un vieux calécheur coiffé d'un chapeau melon. L'est tout engoncé dans une houppelande, le cocher. Il a l'air d'un gros oiseau malade dont les paupières sont lourdes. Jérémie est en train de parlementer avec le dabe écroulé sur sa banquette pour le prier de stopper. Mais pépère répond qu'il ne peut pas paralyser le flot de la circulance. Alors, bon, on crapahute comme des sauvages pour le prendre en marche. Quand c'est au tour de Bérurier de hisser sa viande, le bourrin qui porte un bonnet rouge, pour avoir l'air plus con que son maître, tourne la tête dans notre direction et lance un barrissement désespéré. Quel est le con d'entre vous qui vient de ricaner qu'un cheval ne barrit pas! Pauvre cloche, va! A Vienne, les canassons barrissent, j'aimerais que tu le susses! Et celui-ci d'autant mieux qu'il ressemble à Raymond Barre, alors tu vois!
Naturlich, le cocher rouscaille qu'il va falloir douiller une sérieuse rallonge! Sa rossinante est vannée; elle roule sur la jante en fin de journée. Nous lui promettons la lune. Juste des perdreaux déboulent coudes au corps de l'angle de la ‘rue pour se précipiter dans la cour. Moins une!
— Je n'ai pas pu venir plus vite, nous dit M. Blanc, impossible de trouver un taxi à cette heure! Alors j'ai affrété cette calèche qui regagnait ses écuries.
— Dans un sens, c'est mieux fais-je, qui donc penserait que nous sommes en train de fuir avec cette archaïque carriole? Tu es vraiment tombé à pique, fils.
Mon soulagement d'avoir récupéré Toinet commence à se corrompre à l'idée que Félix, lui, a disparu.
On est là comme quatre connards dans cette calèche branlante, à regarder la ville sans la voir, au pas faussement trottineur de l'haridelle (qui fait notre printemps!). On a tellement de choses à se raconter. De questions à se poser. Mais on ne parle pas. D'un commun accord, on fait trempette dans un bain de mutisme, parce qu'on a besoin de se bricoler un moral, une santé.
Tu comprends?
DESSINE-MOI BUFFALO BILL
Comme toujours, c'est Bérurier qui renoue avec les dures réalités de l'instant.
— On va où est-ce? il demande sans entrouvrir ses grosses lèvres répugnantes.
M. Blanc répond:
— J'avais donné la Kärntnerstraße comme adresse, me doutant bien que c'est ici que je risquais de vous retrouver, libres ou prisonniers. Puis, il y a un instant, avant que vous ne montiez, j'ai demandé au cocher de nous conduire à la gare.
— Donc, on va à la gare! fait Béru qui aime s'appuyer sur des résumés tangibles. Et afteur?
La calèche va, dans un ruissellement de lumières. Le bourrin qui s'est accoutumé aux engins motorisés n'a pas peur des voitures qui le frôlent sans cesse. Sous son bonnet… d'âne, il va. Le cocher s'est remis à somnoler. Moi, je tiens fort la menotte du gamin dans la mienne. Je l'ai récupéré, c'est l'essentiel. Après tout, tant pis pour le vieux cul fripé de Félix. Il aura «fait son temps», comme disait ma grand-mère. Mille questions me viennent, que je voudrais poser au lardon, mais je préfère attendre que nous soyons dans un coinceteau peinard.
— Après tous ces avatars, fait Béru, ça doit s'énerver dur chez les archers du patelin. On risque d'être alpagués en moins de jouge; toi surtout, Antoine.
— Je sais.
— Les hôtels ne sont plus fiables, déclare M. Blanc.
Sale impression d'être traqué dans une ville, sans gîte.
Et soudain, il me point une idée. Elle m'est inspirée par le quartier que nous traversons. Un quartier où je suis venu la veille. J'interpelle le pilote d'essai, affalé sur son siège.
— Arrêtez-nous ici, je vous prie.
— Nous nous trouvons encore loin de la gare! objecte-t-il.
— Comme nous sommes pressés, nous irons à pied! réponds-je.
Je lui virgule de la fraîche et nous descendons de la charrette fantôme.
— Qu'est-ce y t' prend, l'grand? questionne Béru.
— Suivez-moi!
C'est Conrad en personne (et en bras de chemise) qui vient délourder. Il a la bouche pleine, ce qui indiquerait que l'aimable couple faisait la dînette lorsque j'ai sonné. En me reconnaissant, il cesse net de mastiquer. Un gros chicot de bouffe lui gonfle la joue droite, ce qui le fait ressembler à un hamster sur le qui vive.
— Salut! lui fais-je en souriant large comme la lune à son dernier quartier.
Et, sans lui laisser le temps de réagir, je lui balance un coup de saton dans les roubignolles. C'était du hareng de la Baltique à la crème qu'il bectait. Comme il vient de le restituer sur la moquette, on ne peut pas se tromper.
— Occupez-vous de lui, les enfants, fais-je à mes peones. Je le veux complètement neutralisé, vu?
Et là-dessus, je gagne le coin kitchenette où la ravissante Heidi, nue sous un peignoir rose, surveille le réchauffement d'un restant de ragoût. D'un geste délibéré j'éteins la plaque de la cuisinière. Ce ragoût sent bon et me fait chialer l'estomac, tellement il crie famine, le pauvret! Je chope la casserole par la queue et, me servant de la cuiller en bois, me mets à briffer sans cesser de fixer Heidi. Là, faudrait qu'elle s'adresse d'urgence au G.A.N. car son assurance vient de la quitter. La peur lui cerne les yeux et écarquille son iris comme le ferait une ligne de came.
— Ma mère me répète toujours que la faim est le meilleur cuisinier, dis-je, la bouche pleine. Vingt-quatre heures sans claper, tu te rends compte?
Toinet m'a rejoint. Sa petite frime de gavroche est un peu pâlie et ses taches de son criblent fortement sa peau. Il est très intéressé par l'ouverture du peignoir rose qui découvre un nichon de la môme et laisse l'espoir d'apercevoir son frifri au prochain mouvement qu'elle fera.
Et moi, je bouffe comme un régiment d'ogres. C'est bon, la voracité quand elle est réellement motivée. J'ai d'excellents souvenirs des instants de ma vie où je me suis montré bestial.
Animaux, nous sommes. L'homme affamé est l'égal du rat ou du chien.
J'ai l'impression qu'il n'y aura jamais suffisamment de ragoût dans cette casserole pour me rassasier.
— Après vous, s'il en reste, baron! grogne Sa Majesté survenante.
— Il n'en restera pas, le préviens-je.
Bibendum soupire et s'asseoit à table pour terminer les harengs.
La gonzesse n'a toujours pas moufté. Jérémie s'encadre dans l'ouverture de la porte à glissière. L'arrivée de ce grand balèze de négro sidère la fille d'un degré supplémentaire.
Béru se verse un verre de vin blanc allemand. Il clape de la menteuse et fait la grimace.