Et ma pomme, imperturbable:
— Un avion d'aéro-club possède une autorisation de vol pour Sofia?
— C'est un Jet de vingt places qui appartient au corps diplomatique bulgare et qui jouit de…
Là, il s'évanouit.
Moi, tu me connais? Rude adversaire, mais pas mauvais bourrin. Le chevalier au grand cœur! Je redescends tout mon petit monde, mais sans toutefois ôter la boucle de leurs chevilles. Je les garde même avec une pattoune en l'air, tu piges? Ils reposent sur le dos, sans plus. Ainsi seront-ils neutralisés jusqu'à ce qu'on vienne les délivrer…
Malin, non? Tu ne trouves pas?
Moi, si!
Alors là…
Alors là, franchement, ça vaudrait le coup de s'acheter un polaroïd à trois schillings (et j'irais même jusqu'à cinq tant tellement ça mériterait d'être immortalisé).
Ce cortège, ma bonne dame!
D'abord la grosse Rolls Phantom noire de Me Paulus, agrémentée d'une flèche crème sur la carrosserie, ce qui lui fait perdre un pouce de sa dignité britannique[1]. Sur son toit vénérable, on a placé — ô lèse-majesté! — un porte-skis avec plusieurs paires de planches. Ensuite, il y a M. Blanc, impressionnant dans une livrée de chauffeur de maître bleu marine. Pour suivre, il faut signaler Alexandre-Benoît, spacieux tout plein dans une tenue d'après-ski en daim beige, col de malheureux phoque que Bardot n'a pu sauver, bonnet d'également phoque, si c'est pas une pitié! Ces fringues sont celles de l'avocat et lui confèrent bonne allure. Quant à ma pomme, pressé, ainsi que la mère Heidi, nous arborisons (dirait Bérurier) également des tenues d'après-ski. Y a que Toinet à rester en civil car nous n'avons pas trouvé de fringues à sa petite taille. Le môme est tout joyce de rouler en Rolls. Il s'amuse à faire coulisser la vitre de séparation destinée à isoler les passagers du conducteur.
— Ça, c'est du carrosse! jubile-t-il. Je voudrais pas que tu me conduirais en classe avec, parce que les copains se ficheraient de ma gueule, mais franchement, on se croirait dans un salon.
C'est beau l'insouciance. Il vient de vivre des heures terribles, mais déjà elles se dissipent dans sa tronchette.
— A propos de salon, reprend-il, Jérémie a filé une troussée carabinée à cette souris, dans çui de chez elle. Y croyait que je donnais, mais les cris de la môme m'a réveillé. C'est marrant, quand elle se fait chopiner, cette fille, elle tient ses jambes toutes droites, dressées. Ça doit être fatigant, non?
Ces révélations du mouflet me font rigoler. Décidément, elle se sera respiré notre trio au complet, la belle Heidi! Tu parles d'une vorace au tempérament de braise!
Le jour est à peu près levé. Il va faire beau, on aperçoit du doré au faîte des toits, et le ciel se purge des derniers nuages noirs qui le souillaient.
L'aéro-club de Kuhfliege est situé au sud de la ville, dans une vaste plaine limitée par des forêts de sapins. En une demi-heure nous l'avons atteint. Quelques lumières brillent encore vers le hangar et dans le clubhouse. Par les grandes lourdes ouvertes, je distingue un Jessica 47 vert et bleu, aux couleurs de la Bulgarie.
Donc, le petit délicat ne nous a pas berlurés. Grâce à ma ruse de la Rolls et des skis, nous avons pu arriver sans encombre. Sinon on se faisait tartiner la gaufrette car les faubourgs de Vienne, ainsi que les routes qui en partent, sont hachés de barrages policiers. A deux reprises, des flics ont stoppé notre tire, mais, apercevant nos tenues et les skis sur le toit, ils nous ont fait signe de passer sans seulement nous réclamer nos fafs. J'ai idée que la Rolls de Karl Paulus, si repérable, doit être connue des autorités et bénéficier d'un traitement de faveur. Il doit pas se ruiner en contredanses, le maître.
Ainsi donc, nous nous rangeons sur un petit parking, non loin du clubhouse et nous attendons.
Le Gros ronfle à fond perdu. Jérémie a fait coulisser la vitre pour rester au contact. Toinet me demande, désignant Heidi:
— La gonzesse brune, Tonio, on l'emporte avec nous?
— Je pense, oui, elle s'est trop mouillée pour nos pommes, si nous la laissions, elle risquerait de mourir jeune.
— Tu crois qu'elle voudra bien me laisser toucher son petit gazon?
— Si tu le lui demandes poliment, Toinou, y a pas de raison qu'elle te refuse cette faveur; elle sait vivre.
— Ton môme a des instincts pervers, déclare M. Blanc qui a entendu.
— Moins que ceux qui jouent les bons apôtres et s'empressent de caramboler les petites Autrichiennes bien roulées sitôt qu'ils sont seuls avec elle, réponds-je.
Poum! Jérémie ferme le son.
Dans le hangar proche, deux hommes s'affairent autour du Jessica 47. Des types jeunes, bien balancés de leur personne.
— On donne l'assaut quand ton copain arrive?
— On attend d'abord qu'on l'ait fait grimper dans le zinc, pour éviter qu'il dérouille.
Du temps s'écoule. Je comprends pourquoi ils ne sortent pas le coucou du hangar. Ils veulent auparavant y installer le passager clandestin. Mais, clandestin, il ne devrait pas l'être tout à fait, Félix. Je suis convaincu que si on l'a embarqué hier soir, c'est pour lui établir de faux papiers.
— Mets la radio, fleur de goudron!
Il branche. De la musique. Et encore de la musique. Vienne chante et valse! Les infos, ce sera pour plus tard.
— Gaffe, Antoine, v'là du peuple! lance tout à coup le moujingue.
Effectivement, une Audi commerciale grise apparaît à l'orée du terrain. Elle passe près de nous et va se ranger devant le hangar. J'ai eu le temps de distinguer trois silhouettes à l'intérieur. D'un coup de coude, je réveille le Plantigrade.
— Il est l'heure, Gros.
Sa Majesté bondit.
— Paré!
— Tu vois ce qui se passe? demandé-je à M. Blanc.
— Deux types sont descendus. Ils aident un vieux bonhomme à en faire autant, commente le Léon Zitrone du Sénégal.
— Et ensuite, mon enfant?
— Ils le font monter.
— O.K., tu vas te tenir prêt à usiner, Blanche-Neige.
— Je t'en conjure, ne m'appelle plus Blanche-Neige, sinon je laisse tout tomber!
— Selon toute logique, continué-je, l'un des deux arrivants va repartir, car il lui faut bien reconduire l'Audi. Donc, ils ne seront plus que trois. Chacun le sien, mes gars! Toinet, tu te coucheras dans la voiture ainsi que Heidi!
— Et mon cul! proteste le gamin indomptable.
— Tu as tort, ça te ferait une bath occase de palper celui de la Fräulein, comme tu le souhaites.
— Tiens, j'avais pas vu la chose sous cet angle! reconnaît Toinet.
Comme je l'avais prévu, l'un des deux convoyeurs décroche du zinc, adresse un geste de la pogne aux deux navigants et remonte dans l'Audi. Exit, le mec.
— Bon, avance jusqu'au hangar, Fleur des Savanes. Stoppe ton tas de tôles devant l'avion. Moi, je grimperai à l'intérieur tandis que vous neutraliserez les deux autres. Du vite et bien, vous m'avez compris?
M. Blanc a déjà mis notre caisse en marche. Les deux gaziers sont justement en train de grimper l'escadrin de l'avion. Nous voyant survenir, ils s'arrêtent pour nous regarder.
Depuis son siège, Jérémie leur adresse un signe péremptoire pour leur enjoindre de redescendre. Dans la vie, c'est toujours celui qui exige, que l'on écoute, si t'as remarqué. Tu te plantes au milieu d'un trottoir, tu lances un coup de sifflet et tu hèles n'importe quel quidam, dare-dare il vient à toi, tout anxieux! Y a de la peur dans chaque individu. Une peur endémique qui le soumet à toutes les exigences.
Alors, bon, les deux chameliers redescendent. Béru et Jérémie sortent de la Royce.
1
A propos de britannique, paraît que le duc d'Edimbourg neurasthéniquerait depuis qu'il a termine ses albums à colorier et arrêté sa collection de bagues de cigares. La couine se fait du mouron et penserait à lui acheter une pute.