— Qu'y a-t-il? demande l'un des deux gars.
Il a jacté en boche, mais Béru n'a pas besoin de lire Goethe dans le texte pour piger. Il ferme sa dextre afin de composer un poing de trois livres, velu, onglu, crevassé. Ce poing, il le place à la hauteur de son épaule.
— Louque, babi! dit-il en le montrant de son index gauche.
Le mec reluque sans comprendre. Le poing part, accomplit une trajectoire de cinquante-deux centimètres et percute la mâchoire de l'intéressé.
Jérémie, lui, s'est simplement contenté d'appuyer le canon de sa pétoire sur le nombril de l'autre avionneur. Allons, c'est bien parti pour mes aminches. Rassuré, j'escalade l'escadrin, la larme au poing.
Le cher Félix est assis sur un siège, derrière le pilote. Dans quel triste état! Couvert de bleus, d'ecchymoses. Il y a du sang séché dans sa barbe poussante. Un œil au beurre noir! Une lèvre enflée. A son côté, l'est un escogriffe angulaire à mine patibule. La toute sale gueule que tu ne prendrais jamais en stop, quand bien même tu piloterais un car bondé de C.R.S. en armes. Vilain à ce point, j'y croyais pas. Plus sinistros que lui, tu meurs de peur en te regardant dans une glace!
En me voyant débouler, il perd pas de temps. Quels réflexes, monseigneur! Et pourtant son feu se trouve dans sa poche intérieure. Il l'a déjà en pogne, t'imagines? Vzziiiit! Une bastos lacère le col de mon veston et se fiche dans le capiton de la porte. Cette trajectoire, c'est ensuite que je la détermine, vu que dans l'immédiat, j'ai pas le temps de folâtrer. Ma praline a suivi la sienne d'un millième de seconde. Lui aussi la biche dans le col, mais dans la partie qui touche au revers. Sa clavicule explose et il lui manque au cou un morceau de bidoche, regarde: gros comme ça. Tu vois? Non, j'exagère: comme ça! Mais c'est déjà quelque chose, hein? D'un bond je saute sur sa main armée et m'abats dans la travée. Crac! Son bras a porté sur l'accoudoir du siège et le voilà cassé! L'os (je me rappelle plus lequel, en tout cas c'est pas l'utérus) a traversé chair et vêtements. Que tu pourrais t'en faire un portemanteau! Le zigus, malgré son trou au cou, son omoplate zinguée et son bras droit brisé, il continue de regimber. Tu sais que je dois filer un coup de crosse sur la coupole pour le faire tenir sage. Ah! les Bulgares, tu m'en parleras, je saurai quoi te répondre.
— Cher San-Antonio, bêle Félix, je savais que vous me tireriez de ce mauvais pas. Comme je l'ai écrit à la page 120 ou 121 de mon livre Les Chênes qu'on débite: l'espoir est le seul élixir de l'homme.
— J'ignorais que vous eussiez publié un livre, professeur.
— Sans doute parce que je ne l'ai jamais écrit, explique-t-il. C'est un ouvrage que je me suis contenté de composer et d'apprendre par cœur un peu comme l'a fait Soljenitsyne au goulag où il n'avait même pas de papier pour se torcher le cul!
— En ce cas pourquoi parlez-vous d'une citation de la page 120 ou 121?
— Parce que, me répond Félix, d'une voix amoindrie par les mauvais traitements qu'il a subis, je me suis imaginé qu'on le composait en caractères elzévir, corps 10, avec espacement de deux points et 45 lignes à la page. Ça me permet de m'y référer plus aisément, comprenez-vous?
— Et pourquoi ne le confiâtes-vous point à un éditeur?
— A quoi bon le publier, Antoine? Il y a belle lurette que la littérature a fait son plein. Tout ce qui s'écrit depuis cent ans n'est que redites, mon pauvre ami. Il n'y a plus de place que pour la recherche scientifique. La philosophie est saturée, pire superflue! Mon bouquin n'est qu'un jeu de l'esprit réservé à mon seul usage. Si j'avais su broder ou faire de la vannerie, il est probable que je ne l'aurais pas composé.
Ainsi parlons-nous, le Félix retrouvé et moi-même, en présence d'un individu inanimé, dont l'âme me semble incertaine.
D'aucunes et d'aucuns trouveront l'instant mal choisi pour une conversation de cet ordre, je sais. Mais qu'importe puisque j'emmerde ces gens-là? Celui qui n'assume pas sa fantaisie n'est bon qu'à placer des papillons sous des pare-brises ou à sculpter le buste de Raymond Barre dans du saindoux.
— Maintenant, venez, Félix, il est temps de filer.
C'est alors qu'une voix juvénile retentit. Celle de Toinet. Le gamin vient de grimper à bord du Jessica et examine la carlingue avec intérêt.
— Dis voir, le grand, murmure-t-il. Pourquoi qu'on se barrerait-il pas avec ce zinc? Les pilotes, y sont en bas et vu la manière que tonton Béru leur cause, y ne demandent qu'à nous rendre service.
Il s'approche. Un sourire en coin, déjà équivoque, tord sa bouche de gavroche. Il avance sa main jusqu'à mon pif.
— Juste te montrer que j'ai réalisé mes projets, mec. C'est bath!
DESSINE-MOI LA CONCLUSION
Tu sais qu'il est un peu génial sur les bords, Toinet? Quand je pense qu'on aurait pu se faire écrémer le tempérament en passant des frontières en bagnole! Qu'avec ce zinc, tout bêtement on a volé d'un tire-d'aile jusqu'en Suisse chérie. Le pilote, bien que bulgare, s'est laissé convaincre facile quand il a vu la façon dont je venais d'arranger l'escogriffe et lorsque Béru a dégainé son vieil Opinel à la lame affûtée comme un rayon laser en annonçant qu'il allait lui couper les pruneaux d'Agen l'un après l'autre. Déjà, il venait de le déculotter et d'y empoigner la bistougnette pour de louches vivisections (halte!). Bon, il a donc compris, le gentil pilote, compris que héros, bravo, merci, ça fait joli dans un cercueil avec un coussinet pour épingler sa médaille posthume, mais que vivant et découillé, ça ne ressemble plus à grand-chose. Surtout quand, comme lui, tu viens d'épouser une choucarde blondinette prénommée Frédérika.
Alors, bon, il a pris son envol sans signaler de dérogation à son plan initial et son pote radio a joué le jeu. Un premier tronçon devait l'amener à survoler Zagreb. O.K. il opte pour cette direction, seulement, à l'aplomb de Gratz, salut les Yougos! Il vire à droite comme un malade et pique sur la Suisse aux monts indépendants. Il me demande où je veux me poser. Je me rappelle alors un pote qui fait de l'aviontage près de Neuchâtel, et nous voici sur le plancher des vaches helvétiques, qui sont les plus célèbres du monde après Mme Thatcher. Drôlement performantes, je te le dis. Y en a, le gruyère leur sort directement des pis, et chez d'autres qu'ont le diabète, c'est des caramels au lait!
Je dis au pilote que, s'il veut épargner des couilleries à tout le monde, il faut qu'il prétende avoir été détourné par l'escogriffe, lequel fait si bien semblant d'agoniser qu'il est peut-être vraiment mourant. L'homme a choisi la liberté et c'est à l'atterrissage qu'ils sont parvenus à le baiser en canard!
A la cabine publique de l'aéro-club nous appelions un taxi-minibus. C'est une dame brune, piquante, qui le drive. Valaisanne, je reconnais l'accent. Elle nous demande pour où est-ce, et je lui rétorque qu'on va à Pontarlier.
Tu noteras que, dans cette vallée de larmes, quand le temps se remet au beau fixe, c'est exactement comme quand il commence à débloquer: tout baigne. Là, pas le plus petit encombre. Si je te disais qu'il y a même pas de douaniers aux postes frontières suisse et franchouille. Et pourtant il pleut pas! Comment t'espliques? C'est vrai qu'il y a en différé le match France-Suisse à la télé!
— Je ne pensais pas retrouver l'amère patrie, murmure Félix.
Le taxoche embarde, because Béru qui s'est assis au côté de la conductrice et qui vient de découvrir qu'elle porte des jarretelles.
Dans sa livrée de chauffeur, Jérémie ressemble à un acteur pour feuilleton amerloque. Il fait bande à part, le négro. Pas content de soi. Il doit songer à sa chère Ramadé et à la bathouse paire de cornes qu'il lui a infligée. Genre gazelle, torsadées et pointues, les cornes en question. Très seyantes pour une tignasse crépue. Il me hait d'avoir trompé sa femme. Quand tu commets le péché, t'as besoin d'un bouc commissaire, comme dit Béru.