«C'est alors qu'il se produisit dans la région, un événement grave: une flambée de variole qui prit le corps médical au dépourvu. Cette maladie, Dieu merci, a disparu depuis pas mal d'années déjà de la planète. L'acharnement thérapeutique de la Santé mondiale en a eu totalement raison. Et voilà qu'on assistait à une réapparition du fléau! Et où cela? Pas dans des souks, des cases, ni des taudis, Antoine, mais dans de coquets cottages américains. L'ami Broutmich en perdait son latin! L'un de ses anciens élèves, le docteur Smith, établi dans la coquette cité de Garden Valley, était au désespoir. C'est lui qui avait été en présence du tout premier cas. Il n'avait pas su diagnostiquer le mal et son patient était mort.
«Comment et pourquoi je me pris d'amitié pour ce jeune praticien? Il se trouvait dans une affliction voisine de la déprime. Assistance à personne en danger, Antoine! Un élan de charité chrétienne m'a échappé. Ces notions-là vous collent à la peau de l'âme. Vous avez beau vous affranchir de toute une panoplie de croyances, il vous en reste des instincts de croisés. Le voyant au creux de la vague, je devins son vieil ami de France: l'hurluberlu à la grosse bite! Je lui fis voir qu'il y avait une tâche à accomplir: essayer de déterminer d'où provenait la résurgence de ce virus. Elle avait bien une cause? Une source? Certes, les commissions médicales ne manquaient pas de s'activer, de supputer, d'enquêter, cela en pure perte. Histoire de lui changer les idées, je lui suggérai de prendre quelques jours de vacances et d'enquêter avec moi. Dans les cas de neurasthénie, l'action est miraculeuse. L'homme qui agit ne pense pas. Je le convainquis sans trop de mal et nous nous mîmes au travail. J'avais vingt mille dollars à dépenser. On pouvait voir venir…»
Il en est à ce point palpitant de son récit lorsque la porte s'ouvre sur sa Carabosse. La vieille bossue glapit comme quoi Toinet vient de lui claper tout le contenu de sa boîte de biscuits pendant qu'elle soignait la plante en pot décorant son balcon un fabiusbaladurus à floraison bissextile.
Je rassure la dame en promettant d'aller lui acheter six boîtes de ces sublimes friandises pour compenser la voracité de mon adopté. Félix reconstitue le fort volume de son appendice à travers l'étoffe du pyjama, ce qui équivaut à un chèque en blanc.
Calmée, Gretta Muelner s'emporte vers d'autres lieux.
— La vieille chaufferette me tape sur les nerfs! m'avertit Félix. Je compte sur vous, Antoine, pour me sortir de son piège à rats.
— Soyez rassuré, ami, je suis là!
Il me sourit tendrement.
— Quel garçon exquis vous faites, Antoine! Courageux, drôle, disponible! Ah! posséder un fils et qu'il soit à votre image, quel bonheur ce serait! Mais l'ironie du sort veut qu'avec un braquemart de 48 centimètres, je n'aie jamais été fichu de procréer! Cela dit, ça vaut mieux puisque c'est à moi que l'enfant aurait ressemblé, et non à vous!
Il rit.
— J'emporterai mon paf dans ma tombe: quel régal pour les asticots lorsqu'ils s'attaqueront à la queue du père Félix! Elle qui aura fourni tant et tant de festins!
Il re-rit. Verse une seconde «tournée» d'abricotine.
— Cela vous ennuierait de poursuivre votre histoire, Félix?
— Au contraire, mon bon. Comme je vous le disais, nous entreprîmes, le jeune docteur Smith et moi-même, quelque chose qu'il faut bien appeler «une enquête», ne vous en déplaise. Sur mes instances, nous la prîmes par le début, c'est-à-dire par le malade number one, celui qui allait périr le premier, un vieux type du nom de Ferguson. Il laissait une aimable veuve, femme de jugeote, ancienne infirmière, donc de quelque compétence. D'ailleurs, selon Smith, elle avait, la première, reconnu les symptômes de la variole dans la maladie de son époux.
«D'autres, avant nous, étaient venus la questionner: «avaient-ils eu des contacts avec un étranger? Son mari avait-il fait un voyage, quelque temps auparavant, dans un pays sous-développé?» Les réponses étaient «non». Les Ferguson ne recevaient personne et se déplaçaient peu. Ils n'avaient jamais quitté le territoire américain. Leurs seuls voyages consistaient à rendre visite une ou deux fois l'an à leurs fils, établi à Atlanta. Comme ce dernier gérait un motel, il lui était malaisé de se déplacer lui-même, car personne ne le secondait efficacement.
«Je m'enquis auprès de Broutmich pour savoir si l'on avait enregistré des cas de variole dans la capitale de la Géorgie. Là encore, la réponse était «non». Les commissions d'enquête qui nous avaient précédés, s'étaient arrêtées à cette constatation. Nous faillîmes faire de même. Pourtant, dans la nuit qui suivit, j'eus une insomnie d'où jaillit la grande décision qui allait marquer le tournant de l'affaire: nous devions nous rendre à Atlanta et continuer l'enquête chez le fils Ferguson.»
— Bravo, Félix! ne puis-je me retenir d'exclamer. Voilà qui est d'un véritable flic!
Il ôte ses lunettes. Ses yeux abandonnés s'entrechoquent soudain. Posément, il fourbit ses verres avec le pan de sa veste pyjameuse, se refait un regard et le braque sur moi.
— En France, dit-il, nous n'avons pas d'idées, mais nous avons du bon sens.
— Donc, Félix, votre petit toubib ricain et vous-même, vous rendîtes chez le fils du premier variolé?
— Exactement. C'est un obèse blafard. L'Amérique en produit des quantités, à coups de pop-corn, de club-sandwiches et de boissons gazeuses. Des êtres énormes de partout auxquels il faut deux sièges pour s'asseoir et qui, en règle générale, croient prendre l'air dégagé en s'affublant de tee-shirts à la gloire de Superman ou de Mickey Mouse. Ferguson fils appartient à cette catégorie. Il a toujours un sachet de friandises ou un gobelet géant à la main. Il ne parle qu'en mastiquant et il bouffe même aux chiottes. C'est une sorte de monstre. D'hippopotame vautré dans son marigot. Il passe sa vie dans un énorme fauteuil colonial, derrière son comptoir, à lire des comics en mangeant.
Il campe bien, Félix. On s'y croirait. On devine le lettré, à l'écouter. Décortiqueur de textes. Prêteur d'intentions.
— Et alors? pressé-je.
Mon terlocuteur me coule un regard de reproche. Je n'apprécie donc pas son récit que je veuille en hâter le déroulement? Je l'apaise d'un sourire et je murmure:
— C'est passionnant!
Rassuré, il gratte ses roustons quelque peu appauvris par l'excès de zèle qui leur fut demandé un demi-siècle durant.
— Nous entreprîmes le siège de cette forteresse de graisse, poursuit le professeur. Ferguson a le souffle court et la bouche pleine, donc il parle peu. Nous mîmes des jours à lui arracher par bribes des faits dont vous allez mesurer l'importance. Je vous passe les affres de ce long accouchement. Nous lui tirions les vers du nez par minuscules tronçons, anneau après anneau. Nous développions ensuite cette maigre pâture en questionnant le personnel et les voisins du motel, entre autres un marchand de voitures d'occasion d'origine mexicaine. Enfin, nous parvînmes à établir le rapport suivant:
«Lors du dernier séjour des parents Ferguson, c'est-à-dire quelques semaines avant le décès du vieux, il se produisit un fait divers au motel. Que je vous précise auparavant l'originalité de l'établissement. Il représente un campement indien. Chaque bungalow a la forme d'une hutte, bien qu'il soit en ciment et pourvu du meilleur confort. Il y a une douzaine de ces constructions autour d'une tente centrale, beaucoup plus vaste que les autres, servant d'office et de restaurant. L'ensemble fait un peu Disneyland, mais il est amusant et attire le touriste de passage qui ne manque pas de le photographier sous tous les angles. Papy et mamy Ferguson occupaient le bungalow le plus proche de la construction mère. La tente voisine de la leur était occupée par deux jeunes femmes blondes. Elles s'étaient inscrites sous des noms américains, mais Ferguson fils prétendait qu'entre elles, elles parlaient polonais. Il avait fait un séjour dans l'armée, au cours duquel il s'était trouvé en compagnie de deux Polaks naturalisés qui employaient leur langue originelle pour communiquer entre eux et avait gardé ce dialecte en mémoire.