San-Antonio
Bas les pattes !
AVERTISSEMENT
Pas d'erreur, les mecs,
Le baratin qui suit ne concerne pas des petits futés existant ou ayant existé.
Ceux qui voudraient jouer les gros bras tomberaient sur un os.
PREMIÈRE PARTIE
« Les mecs de Chicago parlent français »
CHAPITRE PREMIER
« Après vous, s’il en reste »
Le lac Michigan, c’est comme la mer, en aussi bleu, en aussi tourmenté lorsque le vent souffle, et il soufflait vachement ce jour-là. Chicago, patrie des gangsters, s’étale en éventail au bord de la flotte. C’est une ville bien géométrique, avec des rues qui se coupent toujours à angle droit. Vu du ciel, on dirait un gigantesque quadrillage.
J’en avais le torticolis, à force de matouzer du haut de l’avion. J’en prenais plein mes châsses ; forcément, c’était la première fois que j’annonçais ma viande dans cette contrée. Ça m’aurait fait pleurer les fesses de caner avant d’avoir reniflé l’odeur particulière qui flotte sur ce patelin.
Voyant l’intérêt que je portais à la contrée, un gros lard d’Amerlock, ayant dans le bec un cigare gros comme l’obélisque de la Concorde, s’est mis à me raconter la banlieue que nous survolions.
— Forest River ! Énonçait-il en mâchouillant son obélisque, Forest Park ! Riverside…
Puis il l’a bouclée, en même temps que sa ceinture, et l’avion s’est mis à descendre doucement, doucement, comme le bouchon rouge d’un pêcheur lorsqu’une tanche s’en ressent pour le ver de vase ! Ensuite, le car du Municipal Airport…
Il fonçait dans une voie rectiligne appelée Archer Avenue. Les autres voyageurs faisaient comme mégnace : ils la fermaient. On la ferme toujours un bout de temps, lorsqu’on vient de se cogner plusieurs plombes d’avion.
Je regardais par les vitres du car confortable avec la même avidité que je regardais par les hublots de l’avion. Et le gros zig au cigare, qui devait être un roi de la roubignole en branche, continuait par instant d’éructer une explication ; cette fois, ça n’étaient pas des noms de banlieues, mais des noms de rues que pondait sa grosse bouille lippue.
— Western Avenue… Hasted…
Des noms enchanteurs, quoi, pour un mec qui venait de traverser la mare aux harengs !
Je suis descendu à l’angle de Michigan Boulevard et de Grand Avenue, parce que c’était la station qu’on m’avait donnée.
L’adresse où je devais me rendre était 228 ter, Grand Avenue… Cette voie large piquait droit sur le lac qu’on apercevait tout au bout comme un rectangle de ciel. Elle était bordée de gratte-ciel impressionnants, exactement comme on voit dans les films. Et la circulation était maison, moi, je vous l’annonce ! Les grands boulevards de Paname, à quatre heures de l’après-midi, ressemblent au désert de Gobi en comparaison.
Pour tout vous dire, bien que je sois du genre mec-au-culot, je me sentais aussi déprimé qu’un cachet d’aspirine dans un verre d’eau chaude. La veille — ou l’avant-veille — je ne savais plus, avec ce changement de longitude, j’avais quitté le Bourget, peinard, dans le zinc d’Air France, et voilà que je débarquais dans ce grondement épouvantable de Chicago. Un peu comme si je rêvais. Vous pigez le topo ?
Enfin, j’ai dégauchi mon 228 ter… C’était une masure de cinquante étages au moins qui commençait par un bref perron de deux marches et ne s’arrêtait que chez saint Pierre.
J’ai pénétré dans un hall immense comme la salle des Pas Perdus de Saint-Lago. Y avait des flopées de grooms qui se baguenaudaient à proximité.
— Hello ! Ai-je dit à l’un d’eux, parce que je sais, pour avoir vu des films en version originale, que toutes les salades commencent par ce mot laconique.
C’était un petit rouquin qui avait reçu un coup de soleil à travers une passoire.
Il m’a regardé comme si je lui proposais de déboutonner sa braguette.
— The Federal Service of…
Et je suis tombé en panne. Déjà, je prononçais comme une crêpe.
Je m’étais pourtant exercé à la prononcer, cette vacherie de phrase ! Le vieux, qui jacte l’anglais comme votre cousin germain jacte l’auvergnat, me l’avait susurrée avec l’accent et tout, mais le regard sardonique du petit gland en uniforme me la coupait, parole !
Pourtant, il a pigé.
— French ? a-t-il murmuré.
— Yes, mon neveu…
Je devais avoir l’air vachement bouseux, genre Bourvil à Paris ! Les Français ont tous cet air-là, lorsqu’ils débarquent à l’étranger.
Il m’a fait un signe et je l’ai suivi dans un ascenseur qui aurait pu servir de salle de réunion à un meeting politique.
Plouff !
La cage d’acier a littéralement jailli vers les étages. Je me suis dit qu’à cette allure-là, on serait dans la lune avant la nuit. Nature, j’ai cru qu’il y avait maldonne et que le groom m’avait fait entrer dans la dernière fusée interplanétaire.
Il a rouvert la grille. J’ai biglé le numéro de l’étage : on était au trente-quatrième !
Il m’a désigné un couloir large et neuf dans lequel un flic en uniforme faisait des effets de claquettes en agitant son bâton. Si vous croyez qu’il s’est foutu au garde-à-vous en m’apercevant, vous vous collez le doigt dans l’orbite jusqu’au fignedé ! Au contraire, il m’a examiné d’un air à la fois rigolard et provocant qui m’a fait mal.
— Hello !
Il a grogné quelque chose de vague qui ressemblait plus à du lion qu’à de l’amerlock.
— Mr. Grane, please ?
Alors, là, il m’a étalé une phrase en accordéon qui n’en finissait plus et je lui ai fait signe de la boucler parce que, primo, je n’entravais rien à ses salades et, deuxio, il commençait à me casser les précieuses.
Ma hargne revenait, je récupérais.
— I am French ! J’ai murmuré. I veux speaker with Mr. Grane and you allez you manier the rondelle. Compris ?
Ça l’a siphonné. Il m’a conduit à une porte vitrée sur laquelle était écrit en noir un mot que je n’ai pas pu lire. Il l’a ouverte sans frapper et m’a remis à une souris blonde comme un demi de bière. Cette fille, j’ai cru l’avoir vue dans un magazine. Grande, mince, des jambes longues et faites au moule, des yeux bleus pailletés d’or, un nez menu, une bouche de vamp, des cheveux courts avec une frange soignée.
Je l’ai renouchée de haut en bas, puis de bas en haut, en m’attardant les deux fois sur son popotin qu’elle avait en forme de pomme et qui sollicitait la main de l’homme.
— I am french policier, I veux voir Mr. Grane.
Alors, toute sa gravité a foutu le camp.
— Vous êtes très pittoresque ! a-t-elle déclaré.
— Dieu soit loué ! Vous parlez français !
— Un petit peu…
Vous avez probablement entendu Petula Clark… C’est pareil.
— Un instant. Vous êtes monsieur San-Antonio ?
— Pour vous servir, miss… Et vraiment, j’aimerais vous servir à quelque chose.
Un sourire… Ça se passait bien.
— J’ai vécu deux ans en France, dit-elle. Je faisais les Beaux-arts, à Paris.
— Sans blague !
J’en aurais pleuré.
— Vous connaissez Paname ?
— La rue de Buci… J’avais un petit hôtel pour étudiants très charmant, très pittoresque.
Elle m’a décoché un nouveau sourire avant de frapper à la porte de droite. Elle a disparu un instant. Puis, sa mince silhouette s’est encadrée à nouveau dans le chambranle.