Alors, j’entre dans un bar et je commande un sandwich-club.
Une fois colmatée la brèche de mon estomac, je décide d’aller serrer la cuillère à Grane.
Vu que c’est lui qui m’a relancé jusqu’à Paname, il est plus que normal que je le tienne au courant de mes investigations, comme ils disent ici !
Je m’annonce donc dans le building maison — ou plutôt « grande maison » — et j’adresse un petit salut déjà protecteur au flic qui monte le pet devant la lourde. Seulement, cet enfoiré ne me remet pas, car il est nouveau. C’est fou comme les gens qui ne vous ont jamais vu vous remettent péniblement !
La tendre Cecilia fait fumer une machine à écrire à force de lui cogner dessus.
En m’apercevant, une légère coloration inonde son beau visage.
Elle s’arrête de malmener son clavier et se lève.
— Oh ! Vous, murmure-t-elle.
— Yes, me ! Fais-je.
Elle reste immobile. Je m’approche d’elle et je lui roule un léger patin.
— C’est de la folie, balbutie-t-elle, après me l’avoir rendu.
Elle a les châsses qui jouent à l’appareil à sous.
Vite, elle se recharge les baveuses. Puis elle renouche à droite et à gauche, mais il n’y a personne.
— N’oubliez pas que vous m’offrez le café ce soir, dis-je gentiment.
— Vous pourriez venir dîner, murmure-telle en baissant chastement les mirettes.
— Pourquoi pas ?
— Vous aimez le soja ?
Je réprime la grimace qui s’apprêtait à me contacter la physionomie.
— Pourquoi pas, fais-je, lorsqu’il est servi par vous ?
Je coupe court à ce flirt un peu poussé. Les jeunes filles en flirt ne boulonnent plus et celle-ci est sur le tas en ce moment.
— Grane est laga ?
— Il est quoi ?
— Laguche ?
Elle rit.
— Je suppose que c’est de l’argot ? fait-elle.
— C’en est, je suis doué pour les langues. Vous verrez ce soir.
Là-dessus, comme elle estime également que nous venons de débloquer suffisamment, elle va m’annoncer.
Grane me reçoit presto. Il ressemble plus qu’hier et bien moins que demain à un clown démaquillé. Ça vient de sa peau lisse et rosâtre. M’est avis qu’il s’est attardé dans un incendie, ce citoyen.
— Hello ! murmure-t-il en souriant. Du nouveau ?
— Peut-être…
Sa patate prend un air ahuri.
— Vous parlez sérieusement ?
— Mon Dieu, Grane, ne m’avez-vous pas fait radiner de France pour que je m’occupe de votre affaire ?
— Si, mais une telle rapidité.
— Attention ! je n’ai pas mis la main sur l’assassin et je ne la mettrai peut-être jamais. Simplement, j’ai découvert certains petits éléments qui ne figurent pas dans le rapport.
— Oh ! dit-il. Vous avez rendu visite à Maresco ?
— Oui.
— On a téléphoné de chez lui à deux reprises. Une première fois avant votre entrevue, pour demander des explications sur votre compte, et une seconde après votre départ, pour redemander des explications. La seconde fois, c’est Maresco lui-même qui était à l’appareil.
— Mince d’honneur, je ricane.
Il fait semblant de ne pas avoir entendu.
— Puis-je vous demander la raison de cette visite ?
— Mon Dieu, n’est-il pas le grand manitou des boîtes où travaillaient les victimes ?
— Si, mais…
— Mais c’est tout ! Je ne néglige rien.
Il n’insiste pas.
Je poursuis :
— Autre chose : le gérant du Cyro’s est un repris de justice ; à Paris, il a un dossier comme ma cuisse, aux sommiers. Quatre ans de taule pour attaque à main armée, puis huit ans pour abus de confiance. Un gentil coco.
Grane hausse les épaules.
— Si vous voulez des anges, il ne faut pas venir à Chicago.
— Je m’en doute. Mais là n’est pas la question. Je suis en mesure de vous apprendre que la fille butée au Cyro’s ne l’a pas été dans la cabine téléphonique, mais ailleurs et on a porté son corps là-bas « après » la fermeture de la taule.
« Cela dit, je connais suffisamment les hommes pour pouvoir affirmer que Seruti, le taulier, est au courant de ce transport de cadavre. Je ne dis pas qu’il soit mêlé au meurtre — ce qui, en tout cas, n’aurait rien de surprenant — mais qu’il sait où la fille a été tuée. »
Grane se frotte le menton.
— Je ne vois pas ce qu’on peut faire, dit-il. Seruti, c’est Maresco. Dans l’état actuel des choses, on ne peut pas s’en prendre à Maresco sur des présomptions.
Il a les jetons, Grane ! Ici, plus qu’ailleurs, c’est la république des pontes !
— Laissez glaner, dis-je. Je vais m’occuper de cela tout seulabre. Je suis ici à titre tout ce qu’il y a d’officieux ; c’est un handicap et un avantage. Je n’ai pas d’appui, mais aussi pas de comptes à rendre !
Il a senti que je suis en rogne et il tire un flacon de raide de son fameux tiroir-bar !
— Un drink ?
— D’accord… Sur ce terrain-là, nous nous entendrons toujours.
Je liche mon godet.
— Dites-moi, Grane, puisque vous faites surveiller sur une grande échelle les maisons de danse, voulez-vous attacher un zigoto à la personne d’une jeune taxi-girl de mes relations ?
— Quel nom ?
— J’ignore le prénom. Je n’ai lu que son nom sur sa plaque : Morrisson. Et elle habite…
Je tire un brin de carnet de ma poche.
— Canal St… 518… C’est une fille brune… bien foutue…
— Vous avez des raisons de croire qu’elle est en danger ?
— Toutes les taxi-girls le sont, mais peut-être l’estelle particulièrement.
Grane décroche son téléphone et demande quelque chose à la standardiste. On lui passe le service réclamé. Je l’entends refiler le blaze et l’adresse de la pépée.
— Le nécessaire va être fait, assure-t-il. J’ai demandé qu’on place devant sa porte un spécialiste.
— Parfait ! Il ne me reste plus qu’à vous demander de me soumettre encore une fois les fameux papiers signés : le Français.
— Volontiers…
Il récupère son dossier et sort de l’enveloppe en carton les sept billets.
— Vous avez une loupe ?
— Facile.
Il sonne Cecilia et lui demande d’apporter l’objet réclamé.
Tandis que j’examine les sept billets, il me regarde attentivement, sourcils froncés.
— Dites-moi, Grane, les experts qui ont examiné ces bouts de papier ne vous ont rien dit ?
Il hausse les épaules.
— Ils m’ont dit beaucoup de choses, notamment que c’était le même individu qui avait écrit cela, qu’il s’agissait d’un homme, d’un homme assez nerveux.
— Oui, ils n’ont pas précisé s’il aimait les épinards et s’il se prénommait Gaston !
Je secoue la tête.
— Les experts sont les mêmes sous tous les cieux. Au fond, ces gens qui devraient être des scientifiques sont surtout des imaginatifs. Ils vous disent que le type est nerveux et ils oublient de vous dire l’essentiel. Et s’ils oublient de vous le dire, c’est que, justement, cet essentiel-là leur a échappé ! Grane est intéressé, je vous le jure ! Il ne donnerait pas sa place contre une sucette en sucre d’orge ! Et même pas pour une fantaisie de la plus belle star d’Hollywood.
— Quoi ? Croasse-t-il.
Je prends mon temps. Pour une fois qu’un Français peut mystifier des Ricains, les prendre en flagrant délit d’incompétence !