Elle soupire.
— C’est affreux, Tony.
— Oui, la séparation est si brutale. Je vous écrirai sitôt arrivé, Cecilia. Promettez-moi que vous passerez vos prochaines vacances en France.
— C’est juré.
Serments d’amoureux. Au fond, nous n’y croyons ni l’un ni l’autre, mais nous jouons le jeu parce que, dans certains cas, on ne peut procéder autrement.
— Eh bien ! Bon voyage, Tony !
— Bons gangsters, Cecilia.
Elle a un petit rire fêlé.
— Toujours le mot pour rire.
Elle imite un bruit de baiser. Ça me chatouille le tympan.
Je le lui rends et je raccroche.
Me voici libéré sur le chapitre des convenances. J’avertis l’hôtel qu’on me prépare ma note illico. Puis je me change à toute allure.
Trente minutes plus tard, je débarque à l’aéroport. Comme je m’approche des guichets, un grand zig à l’air pas du tout avenant me frappe sur l’épaule.
Il me semble le reconnaître, ce vilain oiseau. C’est un des pieds nickelés de Maresco.
Il est grand, large, avec le menton proéminent et un chapeau qui pourrait servir de parasol à un patronage en vacances. Il me tend un billet d’avion. Puis, il me fait signe de le suivre sur l’aire de départ. Mon avion est là, étincelant au soleil matinal. Il fait un temps magnifique, le ciel est pur, uni, bien bleu. Les voyageurs escaladent l’escalier roulant. Les employés en combinaison blanche à liséré bleu s’occupent des bagages.
Le costaud me salue d’une façon on ne peut plus désinvolte. Mais, au lieu de partir, il se contente de faire un pas en arrière et d’attendre.
Décidément, Maresco est un homme organisé. Il ne laisse rien au hasard. Il veut être bien certain que j’ai vidé les lieux.
Je remplis mes poumons de l’air pollué de Chicago. Lentement, j’escalade le praticable. Une gracieuse hôtesse me prend en charge et me conduit à un fauteuil, en queue de l’avion.
Cinq minutes plus tard, les moteurs se mettent à gronder. Nous décollons.
DEUXIÈME PARTIE
« Les mecs d’ailleurs parlent anglais »
CHAPITRE X
« Mon interprète »
Jamais je n’ai voyagé à bord d’un appareil aussi luxueux, aussi confortable.
Les fauteuils sont tellement moelleux que l’on a l’impression d’être étendu sur un nuage. Le whisky servi par l’hôtesse est fameux et l’hôtesse est gironde. En prenant le glass qu’elle me tend, je lui chope le bout des doigts, ce qui paraît l’amuser. M’est avis que cette souris a contracté de mauvaises habitudes à force de vadrouiller à deux mille mètres, cela lui a collé l’envie de s’envoyer en l’air.
Je suis tout mou, tout plein de laisse-moi-tranquille. Et, pourtant, sous mon chapiteau, y’a un de ces numéros de cirque dont vous ne pouvez pas vous faire une idée !
Franchement, j’ai l’impression d’être malade, très malade.
J’ai beau essayer de gamberger à autre chose, toujours mes pensées viennent percuter le même butoir.
« San-Antonio, me dis-je, tu n’es qu’un sale dégonflé. T’as les jetons dès qu’un seigneur fait les gros yeux. Tu t’es laissé posséder par les Ricains, par leur police d’abord, qui a voulu se servir de toi comme produit d’entretien : la machine à faire reluire l’opinion publique. Et tu t’es laissé posséder aussi par ses truands. »
Vraiment, ça devient intenable.
« Dégonflé ! Dégonflé ! T’es tout juste bon à servir de tête de lard dans un jeu de massacre à la foire du Trône.
« Tu viens d’abdiquer pour la première fois de ta carrière. Tu sucres les fraises comme une pauvre cloche que t’es ! T’es fini avant d’avoir vraiment commencé. Mort à la fleur de l’âge comme une fleur de nave ! »
— Un autre whisky ! Fais-je à l’hôtesse.
Vous croyez peut-être que l’alcool me calme ?
Va te faire foutre ! Il m’énerve, au contraire. Il me rend fébrile.
Grane, Maresco…
Deux beaux spécimens ! Ils m’ont eu, l’un et l’autre. Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est d’allonger un sous-fifre du caïd et de calcer la secrétaire du flic. Maigrichonne, la revanche !
Je fais claquer mes doigts.
Et j’ai les poches pleines d’artiche ! Moi, San-Antonio, j’ai empoché les fafs d’une crapule. On m’a eu pour quelques morceaux de papier !
Ah ! Non, je vous le jure !
Au fur et à mesure que je m’éloigne de Chicago, ma rancœur contre moi-même se fait plus âpre !
Ça devient cuisant !
— Dites donc, fais-je à l’hôtesse, où faisons-nous escale avant New York ?
— Cleveland.
— Combien d’arrêt ?
— Vingt minutes.
— On peut se dégourdir les jambes ?
— Pourquoi pas ?
— Il y a un bon bar à l’aéroport ?
— Sûr.
Je fais un petit signe d’acquiescement et je me tasse sur mon fauteuil-nuage.
Le petit lutin qui habite mon subconscient — j’ai dû vous en parler par ailleurs, de ce tordu — émet un léger ricanement.
« Alors, San-Antonio, le champion, gazouille-t-il, on a envie de faire une couennerie, pas vrai ? On est peinard, les poches bourrées, on va retrouver Paname, sa vieille maman, sa petite amie, son bistrot. Mais ça ne suffit pas, hé ? »
« Ta hure ! » je lui crie intérieurement.
Il rigole et la ferme.
L’avion se met à décrire un vaste viron, puis il pique du pif. Je bigle par le hublot. Tout en bas, sur la planète Terre, je bigle un terrain d’aviation. Des appareils sont posés, des hommes s’activent.
— Cleveland ! annonce l’hôtesse.
Le signal vert s’allume pour les ceintures. Un instant après, le pilote nous pose sur le pré avec une infinie douceur…
Je descends du zinc. Mes tempes cognent à se rompre.
J’ai vingt minutes pour me décider.
Je marche en direction du bar. J’en commande un double, c’est toujours comme ça qu’il faut pratiquer avant de prendre une décision héroïque.
« Que fais-je ? »
Je serre mes poings, mes doigts font des nœuds. Tonnerre, c’est la pommade ! Pas moyen de se décider. Et, soudain, j’éclate de rire. Il s’agit d’être franco vis-à-vis de moi. Du moment que j’hésite, c’est que ma décision est prise.
Tant pis pour mes bagages. Et, du reste, c’est encombrant. J’ai le paquet d’artiche que m’a refilé Maresco. Avec ça, je peux voir venir !
Je cigle mes consos et je file aux toilettes. Là, j’allume une sèche. Je la fume doucement, le regard perdu sur un distributeur de papier hygiénique. Lorsqu’elle est achevée, j’en allume une autre.
Des haut-parleurs aboient. Des moteurs vrombissent. J’attends, l’œil toujours perdu. Puis je quitte ce petit endroit.
Il fait plus beau encore qu’à Chi… A la place où se trouvait mon coucou, il n’y a plus qu’un praticable que des hommes en combinaison roulent en direction d’un hangar. Un point argenté dans le ciel. Je pousse un soupir tellement copieux qu’il fait frissonner l’herbe rase.
« Maintenant, tu l’as voulu, mon bonhomme, me dis-je. C’est à toi de jouer, planque tes pinceaux ! »
Vers le milieu de l’après-midi, je descends du train de luxe à South Bend, une assez grande ville à l’est de Chicago.
Je débarque, les mains aux poches. Pourtant, en cours de route, j’ai eu le temps de réfléchir et de dresser mon plan d’attaque !
J’entre dans un grand magasin de confection et je m’offre des fringues ahurissantes : un costard verdâtre, une chemise mauve, une cravate jaune. Un chapeau imperméable bis, avec une bordure blanche. Une fois fringué, on dirait que je vais tourner un film. Je ressemble à un Sud-Américain moyen. Une paire de lunettes noires sans monture et vous ne reconnaîtriez plus votre vieux San-Antonio.