En quittant le marchand de loques, je gagne un garage où on vend des tires d’occase. Je m’offre une vieille Bentley assortie à mon costume, avec des housses de cuir et un volant chromé.
Comment que je te les fais valser, les pions du vieux Maresco !
Le garagiste m’explique le maniement de l’autobus. C’est d’un facile ! Vitesse automatique. Cette guinde, rien que de penser à elle, ça suffit à la faire fonctionner.
Au volant de ça, je me sens un autre homme. Dommage que je ne puisse pas rentrer ce toboggan en France ; c’est pour le coup que les potes ouvriraient des châsses grands comme des gobe-mouches !
Je me lance sur la route de Chicago. Seulement, comme dans ce pays la vitesse est limitée, je ne peux faire grimper l’aiguille du compteur à ma convenance. Force m’est donc de rouler à une allure de père de famille. Au moins, ça autorise la méditation !
Je me dis que la première chose à faire, c’est de m’occuper de Maresco. Voilà un type qui détient un secret. Et ce secret, je vous parie une jambe articulée contre un séjour en Floride qu’il a trait aux meurtres des souris.
Seulement, le gros hic est le suivant : comment puis-je m’occuper du vieux Rital étant donné que je ne parle pas l’anglais et que je ne bénéficie plus de la protection de la police ?
Une enquête dans ces conditions est pratiquement impossible, et pourtant c’est à cet impossible-là que je m’attaque. Je n’ai pour moi qu’une chose : du fric… C’est un bon interprète. Je suis bien décidé à le faire fonctionner au maximum.
J’en suis là de mes réflexions lorsque j’avise, en bordure de la route, un petit gars qui fait du stop. C’est un touriste : sac tyrolien, short, jambes sales. Vous voyez le topo ?
Il n’a pas vingt ans. Il est blond, joufflu, il a des taches de rousseur plein la trogne. Je le détaille, car je viens de stopper. Il me sort un baratin sans doute pour me demander de le charger. Comme il vient de prononcer le mot « Chicago », je dis « yes, come on », et je lui ouvre la portière.
Il se perd en remerciements. Il balance son sac tyrolien à la volée, derrière le paquebot, puis il s’installe.
Il essaie de tailler une bavette.
— I do not speak english ! Fais-je.
Il interroge :
— Spanish ?
Evidemment, avec mon complet vert pomme, on pense tout de suite à ça.
— No, French…
— Comment ! S’écrie-t-il avec un accent traînant, vous êtes français ?
— Tu parles, Charles !
— Je suis belge ! s’écrie-t-il.
Je fais un saut de joie qui manque nous foutre dans le fossé.
— T’es belge !
Vue d’ici, la Belgique, c’est comme qui dirait la petite banlieue de Pantruche.
— Oui, dit-il, je suis de Namur. Je fais mes études à Bruxelles. Pour mes vacances, j’ai décidé de visiter les États-Unis en stop. J’ai pris à Anvers un bateau en stop, et j’arrive à New York ! Je voudrais essayer de gagner San Francisco de cette façon. Puis de faire un crochet par le Mexique. Si je réussis, j’écrirai mon odyssée pour un journal belge.
Je sens une bouffée d’allégresse qui m’inonde.
— Belge ! M…, autant dire presque Français. Serre-en cinq !
Je lui tends la pogne, il me broie les phalanges ! Il me plaît, ce petit gars. Il est sain, gonflé, épatant. Bref, moi avec quinze piges de moins !
En toute modestie, bien entendu.
Il me parle de ses ressources qui sont chétives : en tout et pour tout, il possède une centaine de dollars. Mais il a confiance, tout se passera bien. Il parle, il parle. Il se raconte : il a vécu à Paris en étant mouflet, son vieux marnait à l’ambassade comme gratte-papier. Il a voyagé à travers l’Europe. Il est heureux de vivre et fier de son âme de coureur de grands chemins.
— Et vous, demande-t-il enfin, vous habitez les U.S.A. ?
— Non.
— Touriste ?
J’hésite.
En moi s’agglomèrent des petits bouts d’idées.
— Non, je travaille.
— Représentant ?
— En quelque sorte, je représente la police française.
— Pas possible ?
— Si…
Comme je le sens sceptique, je lui tends mon portefeuille ouvert sur ma carte d’identité.
— Sans blague, vous êtes commissaire ?
— Tout juste. Je suis ici pour mettre au net une affaire à laquelle un Français serait soi-disant mêlé. Mais Chicago est le pays des caïds ; ceux-ci n’aiment pas qu’on s’occupe d’eux. Bref, j’ai fait semblant de les mettre. Et, maintenant, je reviens incognito. Un seul handicap : je ne connais pas l’anglais. C’est moche !
Il rougit.
— Si je pouvais vous rendre service, murmure-t-il timidement.
Je lui pose la main sur l’épaule.
— Figure-toi que j’étais en train d’y songer, justement. Écoute, on va faire un marché. Je t’engage comme interprète pour deux ou trois jours. Ça te permettra de visiter Chicago. Tu verras, c’est une sacrée ville ! Comme dédommagement, je te filerai mille dollars !
Il bredouille.
— Co… comment ?..
— Mille dollars ; ainsi, tu pourras faire ton viron en pullman comme un pape. Ça te botte ?
— Bien sûr, dit-il, mais c’est trop.
— Fais pas la bête. Il ne faut jamais refuser les présents du ciel. Alors, d’accord ?
— Bien sûr !
— Tiens, voilà cent dollars pour sceller le marché. Comment t’appelles-tu ?
— Robert Dauwel.
— Moi, c’est San-Antonio. Tu peux me tutoyer.
Nous nous arrêtons afin de casser une graine dans une cafétéria sur la route. Puis nous fonçons sur Chicago qui est tout proche.
Il fait encore grand jour lorsque nous y parvenons. Je décide de déplacer mon P.C. par rapport à mon précédent débarquement.
C’est-à-dire qu’au lieu de m’installer dans le centre de la ville, je débarque dans le sud de la cité.
Robert et moi descendons dans le même hôtel, une boîte de troisième ordre. Je m’inscris sous un nom d’emprunt et je me donne comme étant de nationalité belge.
— Dis donc, gamin, tu n’as pas un autre déguisement, dans ton sac ? Je me propose de rendre certaines petites visites et tu ne peux pas te présenter chez les gens fringué en boy-scout !
— J’ai un pantalon et un blouson de daim.
— Parfait. Prends une douche, comme moi, et viens me retrouver. Et surtout, la ferme quant à ma profession, hein ?
— N’ayez pas peur, commissaire.
Lorsqu’il réapparaît, je l’examine avec satisfaction.
Il est bien comme ça. Bénard gris foncé, chemise blanche, foulard, blouson, mocassins de cuir. Il ressemble à ce qu’il est, c’est-à-dire à un brave petit étudiant en vadrouille.
— Que faisons-nous ? S’inquiète-t-il, frémissant comme un œuf en gelée.
— Voilà, des taxi-girls ont été assassinées. J’aimerais rendre visite à leurs logeurs ou à leurs voisins. J’ai des questions à poser. Je te les dirai au fur et à mesure. Partout, tu nous présenteras de la façon suivante : moi, je suis un vieil ami belge de la fille défunte. J’ai appris que la petite est morte et je voudrais des détails. Tu es mon cousin. Tu me sers d’interprète. Vu ?
— Vu !
— Tu peux ajouter des variantes, si tu veux. L’essentiel est que nous n’éveillions pas la méfiance des gens interrogés. Autre chose : dis tout de suite que je suis prêt à dédommager ceux qui ont des choses intéressantes à raconter. Tu piges ?