— Voulez-vous venir ?
Dans la pièce voisine se trouvait un grand bureau métallique et un immense fichier. Entre les deux était assis un homme assez bizarre, qui ressemblait à un plombier zingueur. Il était petit, lent, gris, avec un visage de clown démaquillé et des yeux épais comme de la confiture.
Lorsque je suis entré, il s’est levé à demi, a esquissé une courbette comme les pompistes de chez Shell après qu’ils ont fini de donner un coup de peau de chamois à votre pare-brise, et il a dit en me désignant une chaise :
— Très heureux de vous connaître, monsieur San-Antonio. Soyez le bienvenu. C’est la première fois que vous venez à Chicago ?
Il a débité tout cela sans respirer en tirant d’un de ses tiroirs un flacon carré sur lequel je me suis mis à loucher.
C’était le meilleur whisky que j’aie jamais bu.
Pendant qu’on s’en cognait un verre, la secrétaire blonde s’est fait la valise.
— Vous savez pourquoi vous êtes ici ? m’a demandé Grane.
— Vaguement… Il paraît qu’il y a de la casse dans le secteur et que l’affaire revêt un petit côté français qui vous a fait réclamer le concours officieux de notre police ?
— Tout à fait officieux.
Il n’avait presque pas d’accent ; il aurait pu se faire passer pour Suisse à la Terrasse du Flore !
— Peut-être pourriez-vous me mettre au courant dans le détail ?
— J’allais vous le proposer.
Il me verse un nouveau glass de raide.
— Savez-vous ce que c’est qu’une taxi-girl ?
— Chez nous, on appelle ça une entraîneuse. Non ?
— Non, ça n’est pas exactement une entraîneuse. Une taxi-girl est une fille qui appartient à un établissement de danse. Le type qui est seul va danser dans ces boîtes, il prend des jetons à la caisse et il choisit la taxi-girl de son rêve. Il lui remet un ticket pour une danse.
— Marrant, ai-je dit. On n’a pas l’air très sentimental dans votre bled.
Ces considérations n’ont pas eu l’heur de lui plaire. Il a remisé sa bouteille d’un geste nerveux.
— En général, poursuivit-il, ces filles ne sont pas des coucheuses. Oh ! Évidemment, on lie davantage connaissance en dansant qu’en faisant la plonge dans un drugstore, mais, en principe, elles sont ce que vous appelez honnêtes. Ce sont des espèces de fonctionnaires de la danse. Vous saisissez ?
— Parfaitement.
— Or, depuis un mois, une épidémie de meurtres sévit dans leurs rangs. Il ne se passe pas de semaine sans qu’on trouve le cadavre d’une ou deux de ces filles, soit dans la rue, soit dans leur chambre.
— Voyez-vous !
— Elles sont assassinées par des moyens différents, mais toutes ont dans la main le même morceau de papier portant, calligraphiés, ces deux mots : Le Français.
Il a ouvert un second tiroir et en a sorti une enveloppe de carton glacé.
— Voici…
J’ai examiné son contenu : sept feuillets de bloc-sténo sur lesquels la même main a écrit les deux mots fatidiques : Le Français.
Ces deux mots avaient été rédigés au moyen d’un stylo à encre. Et l’encre en était noire.
Grane a respecté mon examen, puis il a murmuré :
— D’après nos experts en graphologie, il est probable que ces mots ont été écrits par un Français. Cette écriture penchée, aux pleins et aux déliés accusés, est française.
« Depuis un mois, la police urbaine est sur les dents, mais l’enquête piétine. Pas le moindre indice. On trouve un cadavre ou deux de plus chaque semaine, et c’est tout. Le criminel paraît sortir de l’ombre et s’y replonger dès que son acte est accompli. Jusqu’ici, sept filles sont mortes. Leur assassinat s’est toujours déroulé discrètement, sans témoin, sans bruit !
Nous avons effectué des rafles, exercé des surveillances étroites dans tous les établissements de danse de la ville. Nous avons jeté un coup d’œil sur l’activité de tous les Français habitant la région, bref, remué ciel et terre, sans le plus petit résultat.
Le Français continue de tuer… La presse est très excitée, l’opinion publique aussi, par contrecoup direct. Alors, l’idée m’est venue de faire appel à un as de la police française. »
J’ai esquissé une courbette.
L’as de la police française ne se sentait pas trop reluisant, je vous jure ! Cette histoire du Français qui démolissait les greluses, vue d’ici, me paraissait gênante pour le prestige national.
— Vous comprenez, a poursuivi Grane, il ne faut rien négliger. Vous, étant de même nationalité que le tueur, vous pouvez lutter avec lui sur un terrain qui nous échappe, à nous autres : le terrain psychologique.
— Je vois…
— Je vais vous remettre le dossier des sept meurtres. Vous avez carte blanche. Au cas où vous vous heurteriez à une difficulté quelconque, téléphonez ou faites téléphoner à Nord 54–54. Vous vous souviendrez ? 54, deux fois…
— Je me souviendrai.
— Pour tout renseignement concernant la ville, miss Cecilia, secrétaire, qui parle le français, vous viendra en aide.
— O.K. !
J’ai balancé un O.K. ! sonore qui m’a ravi. Ça venait, je m’installais dans l’américanomuche !
— Elle est à votre disposition, a conclu Grane en me tendant un dossier vert, tout pareil à un dossier français. Je vous ai fait traduire les pièces du dossier, les voici… Si vous avez du nouveau, prévenez-moi. En cas de coup dur, toujours Nord 54, deux fois. Vous pigez ?
Il a risqué son « vous pigez » avec circonspection.
— Je pige…
Alors on a éclaté de rire, lui et moi, et je suis sorti de sa casbah d’un pas plus léger.
La belle blonde était toujours là, plus couverture de Life que jamais. Elle avait eu le temps de recharger son fond de teint et elle m’attendait avec sur les lèvres son sourire des grands jours.
— Vous êtes miss Cecilia ? Ai-je questionné en m’approchant de son fauteuil tournant.
— Juste…
— C’est un nom qui ne me dépayse pas trop. Je parie que vous connaissez un petit restaurant français où on mange du poulet à la crème, et je parie aussi que vous allez accepter mon invitation à dîner. Dans tous les romans traduits de l’américain que j’ai lus, le flic maison invitait les jolies secrétaires avant de leur dire bonjour. C’est comme ça qu’on agit dans votre patelin ?
— Plus ou moins, admit-elle.
— J’ai pas trop l’air godiche ?
— L’air quoi ?
— Gourde, emprunté, si vous préférez…
Elle ne pigeait pas.
— Va falloir que je complète votre français. Les cours du soir sont gratis chez moi. Vous avez un hôtel à me recommander ?
— Il y a le Connor, tout près.
— O.K. ! J’y débarque. Vous passez me prendre dans une paire d’heures ?
— Entendu…
Je lui ai dédicacé mon regard le plus doux, format carte postale pour soldat amoureux.
Puis je les ai mis.
Jamais je n’avais commencé une enquête dans des conditions pareilles !
Les Ricains qui appelaient à la rescousse un spécialiste du latin parce qu’ils y perdaient le leur ! Drôle d’affaire !..
Je venais m’atteler dans les brancards après eux…
Le flic de l’entrée continuait ses effets de claquettes. Il me bouchait l’accès de l’ascenseur.
— Après vous, s’il en reste, ai-je murmuré en le bousculant d’un coup d’épaule.
Mais ça n’était pas à lui que je m’adressais. C’était à Grane et à son équipe.
Oui, c’est comme ça que tout a démarré !
CHAPITRE II
« Il n’y a pas que les shérifs qui ont une étoile »