Et comme fumer incite à la méditation, je me mets à penser que cette fois je tiens le bon bout. M’est avis qu’avant longtemps je serai au parfum de toute l’histoire.
Alors, peut-être que j’irai dire deux mots à Grane, trois à Maresco et le reste aux journaleux du patelin. Oui, peut-être bien.
A force de cligner dans la fumée pour ne pas rater les entrées du bar, mes roberts se mettent à chialer. On dirait que j’ai du chagrin.
Il est à peine dix plombes lorsque se radine un mec correspondant au signalement que la mère Morton et le Paganini des faubourgs m’ont donné.
L’homme en question ressemble en effet à un pasteur. Il est loqué de noir. Il porte une chemise blanche — ce qui est assez rare ici — et une cravate gris perle.
Son bada est noir, à larges bords plats.
Il est grand, maigre, blanc, triste.
Il tient à la main un livre truqué sans doute, ce qui renforce son air austère. Au fond, c’est ce bouquin qui complète sa ressemblance avec un clergyman. Ça lui fout l’air intellectuel constipé.
Il entre dans le bar d’une démarche solennelle. Puis il disparaît.
Moi, j’hésite à entrer derrière lui. Tout compte fait, j’y renonce ; le barman me connaît et il pourrait vendre la mèche même sans le vouloir, car l’autre endeuillé doit avoir l’œil vif.
J’attends un instant… Puis je descends de carriole. A ce moment-là, une belle souris débarque d’un taxi et plonge vers le bar en remuant du culbuteur. Mon petit doigt me dit que c’est une poufiasse qui vient au rambour pour chercher le fameux livre.
Et je ne me goure pas. Passant devant la lourde, je les aperçois, tous les deux, installés à une table devant deux verres de Coca.
Je reviens à ma bagnole.
Je suis perplexe.
Et je le suis parce que j’hésite sur la conduite à adopter. En somme, deux pistes se présentent. J’ai à ma disposition le « clergyman », d’une part, c’est-à-dire l’élément le plus important, et la souris avec qui il parle, d’autre part.
Seulement, lui, peut-être ai-je intérêt à le ménager, car il doit se méfier. Si je rate mon entrevue avec sa pomme, il sera paré et je pourrai toujours lui chanter le premier acte de Manon, je serai marron. Alors qu’en questionnant la fille, j’en apprendrai peut-être assez pour le cravater sérieusement. D’autant plus que, lui, je sais où l’épingler, puisqu’il vient tous les soirs ici.
Bon, c’est dit, je me charge de la fillette.
Comme j’ai pris cette décision, elle sort du bar. En effet, les relations sont schématiques avec le clergyman. Elle tient un bouquin sous le bras.
Je la vois héler un taxi.
S’agit de pas louper le coche !
Mais le pilote du bolide est raisonnable, il conduit en père peinard. Le suivre, c’est du biscuit !
Nous enfilons des avenues, puis d’autres avenues, sous un flamboiement d’enseignes au néon.
C’est fatigant, à la longue, ces lumières aveuglantes ! Enfin nous stoppons.
La fille casque la course et pénètre dans une boîte de danse qui s’appelle The flying dancer.
J’y entre à sa suite.
Je prends des jetons à la caisse, car je commence à avoir l’habitude de ces sortes d’endroits, et je file le train à la souris qui a pénétré par une petite porte située derrière le vestiaire.
Comme il y a du trèpe au vestiaire, je contourne celui-ci sans me faire remarquer. Je fonce par la fameuse petite porte. Elle donne sur un couloir où s’ouvrent les loges des filles, des musiciens et des chanteurs à la gomme qui se produisent dans la strasse.
Le coincetot est désert.
Pourtant, la môme vient d’entrer laga !
Je pénètre dans un réduit à instruments, un local dans le genre de celui où j’ai bouclé l’escogriffe de Seruti, la veille.
J’attends en renouchant par le trou de serrure. Si jamais je me fais harponner ici, ça va hurler à la mort dans le patelin !
Mais l’orchestre fait rage et le public afflue. C’est l’heure où les pigeons viennent se faire reluire au lieu d’aller se zoner.
Quelques minutes s’écoulent. La donzelle que je file ressort d’une loge du fond. Elle a troqué sa pelure contre une robe du soir en lamé, coupe Uniprix ! Elle ferme soigneusement sa lourde et se carre la clé de la loge dans le soutien-gorge. Elle n’a plus son bouquin.
Je la laisse se tailler, je compte jusqu’à treize, parce que ça porte bonheur, et je m’annonce en face de la lourde. Il ne me faut pas douze secondes pour l’ouvrir. J’entre dans la loge et je referme.
La pièce est exiguë. Grande comme deux guérites, on a envie d’y monter la faction.
Mais je ne me mets pas au garde-à-vous, ça, je vous l’annonce !
Rapidos, je fais l’inventaire du lieu. Je ne trouve pas de bouquin. Pourtant, elle l’a bien planqué quelque part, elle a tout de même pas pu s’en servir comme suppositoire.
J’ouvre le tiroir de la table à maquillage : balpeau ! Je bigle par terre : zéro. Enfin, je me mets à sourire. L’unique siège est recouvert de velours. Je soulève la partie rembourrée et je constate que la chaise peut servir de boîte à couture. Sous le capitonnage de velours, il y a une cavité renfermant le bouquin.
J’ouvre celui-ci, il est truqué comme celui que j’ai trouvé chez Katharine. Et à l’intérieur, il y a un tas de petits paquets. Je flaire ces derniers. L’odeur me renseigne cette fois. C’est de l’opium. Je glisse les paquets dans ma vague et je remets tout en place.
Me voici affranchi, cette fois. Je commence à y voir tellement clair qu’on peut éteindre l’électricité ! Toutes les souris assassinées faisaient du trafic de stups ! Il y en a une par boîte de danse. C’est le lieu idéal pour refiler de la came. Tous les désœuvrés qui draguent dans les parages tirent sur le bambou ou se bourrent le pif !
Ce trafic n’est pas passé inaperçu de Maresco. Et c’est lui « le Français… ». Ou du moins un de ses hommes.
Pourtant, cette explication ne me satisfait pas. Maresco a d’autres moyens d’action. Il n’aurait pas besoin de faire cette mise en scène à grand spectacle.
Et puis, si j’ai découvert l’existence du clergyman avec autant de facilité, il l’aurait décelée encore plus vite, lui, avec les moyens dont il dispose.
Alors ?..
Je remets le gros gambergeage à plus tard. L’essentiel, maintenant, est de sortir d’ici sans se faire remarquer.
Je dénoue ma cravate, je prends une démarche titubante pour maller des loges… ceci au cas où je rencontrerais quelqu’un. Et bien m’en prend car, justement, je me trouve pif à pif avec un serveur noir.
J’exhale un formidable hoquet et, d’une voix mourante, j’implore :
— Lavatory, please, lavatory !
Le type se fend la gueule et me montre un clavier étincelant. Toutes ses chailles sont présentes à l’appel.
Il me guide obligeamment vers les gogues.
— Thanks, balbutié-je en lui fourrant un billet de cinq dans la patte à mangave.
Il en a le vertige, le zouave.
Sur le coup, il ne doute plus un instant que je sois miron.
Lorsqu’il a calté, j’évacue les ouatères.
Je plonge dans la salle de danse où toute une humanité en péril se frotte la membrane sous prétexte de danser.
Un tango, y’a rien de tel pour amorcer les séances de pointage.
Je cherche ma donzelle du regard. Elle est dans les brandillons d’un troufion qui s’en fait un nœud autour de l’estom. Ma parole, il la confond avec sa ceinture Rasurel !
J’attends que la danse soit finie. Puis je m’avance vers la poulette. Un ticket brandi me sert d’entrée en matière. Au moins, c’est pratique !