— Vous commenciez à faire une proposition ? dit-elle.
— Oui, j’aimerais que nous allions danser dans une boîte. Une boîte vierge de victime, de préférence. J’imagine mal ces sortes d’endroits.
— Facile, murmure-t-elle.
Elle demande la note à la barmaid.
— Sans blague ! Fais-je. Les femmes casquent, dans votre pays ?
— Tout se passe en camarades !
Je lui rafle l’addition.
— Faisons ça à la française, ma petite amie… C’est l’homme qui douille, mais les relations sont tendres.
Elle rosit, ce qui lui va bien.
Nous sortons.
Il fait nuit, mais, à Chicago, l’obscurité est inconnue. Si vous voyiez, ça, les mecs ! Un flamboiement !
Cent mille enseignes gigantesques et multicolores embrasent le ciel. Une vraie féerie. Un volcan de lumière éblouissante ! Un volcan en éruption.
Nous grimpons dans un taxi et Cecilia jette l’adresse au chauffeur.
Dix minutes plus tard, nous franchissons le seuil d’une boîte où se dépense un orchestre noir. Une foule épaisse se trémousse en cadence au rythme d’une batterie du tonnerre.
La salle est immense. Au fond, se tient un bar où des barmen en veste rouge débitent du coca comme s’il en pleuvait. A l’autre extrémité, la scène de l’orchestre. Des lumières aux éclairages variables, des bancs le long des murs. Et cette populace morne qui se secoue les tripes sans paraître y prendre le moindre plaisir.
— Vous dansez ? demande Cecilia.
— Oui, mais mal.
— Voulez-vous que nous essayions ?
— Vous allez me prendre pour un gros sac.
— Mais non ! J’adore qu’on me marche sur les pieds.
— Alors, avec ma pomme, vous serez servie. Justement, l’orchestre y va d’un slow. Le slow, c’est comme qui dirait la question de repêchage des médiocres de la danse dont je fais partie.
— Vous ne vous défendez pas trop mal, assure Cecilia sans se marrer.
— Merci.
Tout en la serrant contre moi, j’examine les alentours. Il y a des filles assises sur les banquettes, d’autres qui dansent, d’autres qui lichetrognent au bar.
On sent les professionnelles. Ce sont des souris toutes pareilles qui, un beau soir. ou, plutôt, un vilain pour elles…
Et peut-être la prochaine victime du… Français est-elle là, ne se doutant de rien.
A quoi pensent-elles, ces greluses ?
A rien, sans doute.
— Le dernier meurtre remonte à quand ? Je demande.
Cecilia fronce le sourcil.
— Attendez. A samedi dernier. Cela fait.
Je compte plus vite qu’elle.
— Cela fait cinq jours. Dites, il ne va pas tarder à réitérer, le gnace, ou alors il va perdre sa cadence. Non ? …
— En effet.
— On tient un recensement des taxi-girls, ici ?
— Pensez-vous ! Toutes ne sont pas déclarées. Il doit y en avoir plus d’un millier.
— Charmant ! …
Je répète :
— Sept ôté de mille…
— Oui, il en reste pas mal à tuer.
Je me frotte un instant encore contre le ventre admirablement plat de Cecilia. Si ça continue, elle va me filer des idées, cette môme ! Or, je ne suis pas ici pour jouer à la bête à deux dos.
— Je vais vous raccompagner à votre domicile, fais-je. M’est avis qu’il vaut mieux que je sois seul cette nuit. J’ai mon petit plan.
— Déjà ?
— Oui…
— Dommage que vous n’ayez pas un rôle pour moi dans le scénario.
Mais elle est de bonne composition.
— Je suppose que vous aimeriez la liste des boîtes comme celle-ci ? Je vous l’ai préparée.
Elle la sort de son sac.
— Vous pensez à tout !
— Inutile de me raccompagner, vous avez du travail. Et puis, vous verrez qu’ici on ne pratique pas tellement la galanterie.
— O.K. ! Je joue les mufles, je vous laisse filer. Vous avez un bout de téléphone afin que je puisse vous raconter mes rêves, s’ils vous concernent ?
Elle griffonne son adresse et son numéro de bignou au bas de la liste.
— Parfait ! Merci.
Je la regarde sortir de l’établissement. Elle a des hanches aux pommes, cette souris ! Faudra tout de même que je m’en occupe un de ces quatre.
Je me dirige vers la caisse que j’ai repérée et je demande des tickets. Deux dollars les six, faut pas s’en priver.
Avec ça, on a droit à tenir une pépée dans ses mancherons pendant six danses. Les sensations sont tarifées. Je fais le tour de la terrasse et je me décide pour une belle brune du genre Dorothy Lamour. Elle a des yeux de chat siamois dont l’ovale est scientifiquement accentué au crayon.
Je lui tends un ticketon. Elle le file dans sa poche de tailleur et se lève.
— I prefer a drink ! Fais-je.
Elle aussi. Elle me sourit avec un petit air satisfait et se dirige vers le bar.
Je la suis. Nous nous hissons sur deux tabourets jumeaux.
— Zombie ! lance-t-elle.
— Two ! Ajouté-je.
Pas mécontent, le bonhomme, de pouvoir manier ce qui reste ici de la noble langue de Shakespeare.
Le barman colle deux pailles le long de deux verres givrés et les lance dans notre direction à travers le comptoir.
Vous parlez d’une adresse ! Les glass stoppent pile devant nous ! La môme s’enfonce le brin de paille dans le bec et se met à suçoter comme le ferait une gamine.
Je la regarde de biais. Elle est chouettement fabriquée, avec un gentil rembourrage naturel, mes agneaux.
Elle vide d’une seule lampée la moitié de son verre. Puis elle se tourne vers moi.
Elle me pose une question que je ne comprends pas.
— I am not American, fais-je piteusement.
Ma nationalité n’étant pas une recommandation, je lui dis que je suis suisse.
Elle a un petit geste approbateur. Elle rit et murmure :
— Jé souis va in Suisse une fois.
Son parler petit nègre m’amuse.
On se met à bavarder autant que nous le permettent nos vocabulaires restreints.
Mais la danse finit et elle se lève.
— Hé ! Une seconde ! Fais-je en lui tendant un second ticket.
Elle se dit qu’elle a trouvé le bon pigeon. Elle préfère bavarder en sirotant un verre plutôt que de remuer le prose contre des gars qu’elle ne connaît pas.
Au bout de six tickets, on est presque copains. Je l’ai fait marrer, ce qui est la première chose à faire lorsqu’on veut conquérir une femme, quelle que soit sa nationalité.
— On se voit, tout à l’heure ?
Bien sûr, elle ne pige pas illico. Je me souviens alors que j’ai un petit dictionnaire franco-anglais dans ma poche. Grâce à lui, je lui pose un rambour.
Elle l’accepte de bonne grâce. Elle finit son tapin à deux plombes du mat’, c’est-à-dire dans trois heures.
Moi, ça me laisse du temps.
— A deux heures, je serai devant la boîte, promets-je.
Et je sors.
J’ai le bocal gros comme une citrouille. Cette atmosphère irrespirable me chavire.
Un petit vent aigre balaye la strasse. Je respire profondément, histoire de purger mes poumons. Tout de même, ça ne vaut pas l’air de Paname !
Un taxi rôdaille par là. Je lui fais signe. Je sors ma liste et je lui donne l’adresse qui figure en haut.
Le mec se met à rouscailler comme une vache. Je comprends pourquoi immédiatement ; l’adresse que je lui donne est à deux cents mètres à peine. Pour lui obstruer le bec, je lui allonge un dollar et j’entre dans la nouvelle turne.
Celle-ci s’appelle : Cyro’s.