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— Même la folie peut venir de Surâme », murmura Hushidh.

Tout le monde la regarda. C’était une fillette pas très jolie, qui n’ouvrait jamais la bouche en classe. Maintenant que Nafai les voyait côte à côte, elle et Luet, il était frappé de leur ressemblance. Étaient-elles sœurs ? Et pour en revenir au sujet, que faisait Hushidh ici, et de quel droit se mêlait-elle de questions de famille ?

« Elle peut venir de Surâme, en effet, dit Père. Mais est-ce le cas ? Et si oui, dans quel but ? »

Père ne s’adressait ni à Rasa ni même à Hushidh, mais à Luet ! Il ne croyait tout de même pas ce que les femmes disaient d’elle, si ? Une seule vision suffisait-elle à transformer un homme d’affaires rationnel en pèlerin superstitieux qui cherche un sens à tout ce qui lui arrive ?

« Je ne peux pas vous dire ce que signifie votre rêve, dit Luet.

— Ah, répondit Père. De toute façon, je ne pensais pas…

— Si Surâme vous a envoyé ce rêve, et si elle voulait que vous le compreniez, elle vous en a sûrement envoyé l’interprétation aussi.

— Mais il n’y a pas eu d’interprétation !

— Ah non ? C’est la première fois que vous faites un tel rêve, n’est-ce pas ?

— Évidemment ! Je n’ai pas coutume d’avoir des visions sur les routes, la nuit.

— Donc, vous n’avez pas non plus l’habitude de saisir les signes qui les éclairent.

— Je ne crois pas.

— Pourtant, vous avez bien reçu des messages.

— Moi ?

— Eh bien, oui : avant de voir la flamme, vous avez senti que vous deviez vous écarter de la route.

— Ah, ça, oui, en effet.

— À quoi croyiez-vous que ressemble la voix de Surâme ? Pensiez-vous qu’elle parlait basyat ou qu’elle installait des panneaux le long des routes ? »

Le ton de Luet était vaguement méprisant ; parler ainsi à un homme de l’importance de Wetchik, c’était vraiment choquant. Il ne parut pourtant pas s’en offusquer et il accepta la rebuffade comme si Luet avait le droit de le reprendre.

« Surâme instille dans nos esprits la connaissance pure, sans mélange d’aucun langage humain, dit-elle. Il nous est toujours donné plus que nous ne pouvons comprendre, et nous pouvons comprendre bien plus que ce que nos mots expriment. »

On sentait dans la voix de Luet une force fondamentale, qui n’avait rien à voir avec les psalmodies dont usaient les sorcières et les prophètes du marché intérieur pour appâter le chaland. Elle parlait avec autorité, comme si le doute n’était pas possible.

« Maintenant, reprit Luet, une question, monsieur : quand vous avez vu la cité en flammes, comment avez-vous su que c’était Basilica ?

— Parce que je l’ai vue mille fois sous cet angle, en revenant du désert.

— Mais est-ce que vous avez vu la forme de la cité, ce qui vous a permis de la reconnaître, ou bien saviez-vous déjà qu’il s’agissait de Basilica en feu, et votre esprit a-t-il ensuite appelé l’image de la cité présente dans votre mémoire ?

— Je l’ignore… comment le saurais-je ?

— Pensez-y bien. La connaissance a-t-elle précédé la vision, ou l’inverse ? »

Au lieu de mettre Luet à la porte, Père ferma les yeux et s’efforça de rappeler ses souvenirs.

« Maintenant que vous m’en parlez, je crois que je le savais avant de le voir. Il me semble n’avoir rien vu avant de me mettre à courir. J’ai vu la flamme, mais pas la cité qui brûlait en elle. Et je savais aussi que Rasa et mes enfants couraient un terrible danger. C’est même ce que j’ai senti dès l’abord, alors que je contournais le rocher ; de là naissait pour une part mon impression d’urgence. Je savais que si je quittais la piste et me rendais en ce lieu précis, je pourrais les sauver du danger. Ensuite, j’ai compris de quel danger il s’agissait, et ce n’est qu’à la fin que j’ai vu la flamme et la cité qui brûlait.

— C’est une vraie vision », dit Luet.

Comme ça ? Rien qu’à partir de ça ? La simple chronologie des événements suffisait à l’en assurer ? Bah ! elle aurait sans doute dit la même chose quels qu’eussent été les souvenirs de Père. Et après tout, c’était peut-être elle qui les lui avait suggérés. Nafai était furieux de voir Père acquiescer, alors que cette gamine de douze ans le traitait avec condescendance, comme un apprenti dans un art dont elle était un maître respecté.

« Mais je me trompais, dit Père. Quand je suis arrivé ici, à l’évidence il n’y avait pas trace de danger.

— C’est bien ce que je pensais, répondit Luet. Et quand vous avez eu le sentiment que votre compagne et vos enfants étaient menacés, qu’avez-vous eu l’intention de faire ?

— Les sauver, bien sûr.

— Mais les sauver comment ? »

Il ferma les yeux. « Pas en les tirant d’un bâtiment en flammes, non. Ça ne m’est venu à l’esprit que plus tard, alors que j’entrais dans la cité. Sur l’instant, j’ai eu envie de crier que Basilica brûlait et qu’il fallait…

— Quoi ?

— Eh bien, quitter la ville ! Mais en réalité, ça n’a pas été ma première idée. Quand tout a commencé, je me suis senti poussé à aller avertir tout le monde qu’un incendie se préparait.

— Et qu’il fallait se sauver ?

— Je suppose, dit Père. Que dire d’autre, d’ailleurs ? »

Luet resta muette, mais elle ne quittait pas Père des yeux.

« Non, reprit-il tout à coup d’un air étonné. Non, ce n’était pas du tout ça. Je n’allais pas dire aux gens de se sauver. »

Luet se pencha en avant avec une expression plus tendue, moins… analytique. « Monsieur, il y a un instant, alors que vous disiez vouloir conseiller la fuite aux gens…

— Mais ce n’était pas ça que j’allais faire !

— Oui, mais quand vous avez cru un instant… quand vous avez supposé que vous alliez leur dire de quitter la cité… que ressentiez-vous ? Quand vous nous avez raconté ça, comment saviez-vous que c’était faux ?

— Je l’ignore. Simplement, ça ne sonnait pas juste.

— C’est très important, ça, dit Luet. Que ressent-on quand ça ne sonne pas juste ? »

Il ferma de nouveau les yeux. « Je n’ai pas l’habitude de m’analyser. Et voilà que j’essaye de me rappeler ce que j’ai ressenti quand j’ai cru me rappeler quelque chose que je ne me rappelais pas réellement…

Luet lui coupa la parole.

« Silence », dit-elle.

Et il se tut.

Nafai avait envie de hurler. Mais à quoi pensaient-ils tous, à écouter ce petit laideron borné qui se permettait de dire à Père de la fermer – à Père, le Wetchik lui-même, au cas où on l’aurait oublié ?

Mais tout le monde était si attentif que Nafai n’ouvrit même pas la bouche. Issib serait fier de lui en apprenant qu’il s’était ainsi retenu.

« Rien, reprit enfin Père ; voilà ce que j’ai ressenti : rien. » Il hocha lentement la tête. « Juste après que vous avez posé la question et que j’y ai répondu… je me suis aperçu que vous me regardiez et que j’avais la tête vide.

— Idiot », dit Luet.

Il leva un sourcil. Enfin ! songea Nafai, soulagé, enfin, il a remarqué avec quel manque de respect elle lui parle !

« Vous vous êtes senti idiot, continua-t-elle. C’est ainsi que vous avez su que ce que vous disiez était faux. »

Il acquiesça. « Oui, je crois que c’est cela. »

Alors, Issib intervint.

« Mais à quoi est-ce que vous jouez ? Vous analysez votre analyse des analyses d’une hallucination complètement subjective ? »

Bien joué, Issya ! pensa Nafai. Tu m’enlèves les mots de la bouche !

« Écoutez, on peut jouer à ça toute la matinée, mais vous ne ferez qu’accumuler des couches de sens sur une expérience qui n’en a aucun. Les rêves, ce n’est rien d’autre que des explosions aveugles de souvenirs ; ensuite, le cerveau les interprète pour y trouver des rapports fortuits qui créent des histoires à partir de rien. De rien ! »