— Et qu’est-ce donc ?
— Avertir les gens d’avoir à revenir à ses lois, sous peine de voir le monde s’embraser. »
Issib fut épouvanté. « Mais c’est dingue, Père !
— Je suis las d’entendre ce mot sur les lèvres de mes fils.
— Mais enfin ! Les prophètes de Surâme ne disent pas des choses de ce genre. Ce sont comme des poètes, sauf que leurs métaphores expriment une morale, ou célèbrent Surâme, ou…
— Issya, dit Wetchik, toute ma vie j’ai écouté ces prétendues prophéties – les psaumes aussi, les légendes et ce que disent les prêtres des temples – et j’ai toujours pensé que si c’était là tout ce que Surâme avait à dire, ça ne valait pas la peine de perdre son temps à l’écouter. Mieux encore, pourquoi Surâme se donnerait-il le mal de parler, si ses préoccupations sont aussi mesquines ?
— Alors, pourquoi nous avez-vous appris à parler à Surâme ? demanda Issib.
— Mais parce que j’avais foi dans les anciennes lois ! Et même, je m’adressais personnellement à Surâme, davantage pour clarifier mes propres pensées, à vrai dire, que parce que je croyais qu’il m’écoutait. Et puis cette nuit, ce matin, plutôt, j’ai vécu une expérience à laquelle je ne m’attendais pas, que je n’avais pas demandée. Je ne comprenais même pas ce qu’elle signifiait avant de parler à Luet, à l’instant. Maintenant je le sais ! Je sais ce qu’on éprouve à entendre résonner en soi la voix de Surâme. Et cela n’a rien à voir avec ce que racontent tous ces poètes, tous ces rêveurs et ces charlatans qui écrivent ce qui leur passe par la tête en prétendant que ce sont des prophéties ! Ce qui était en moi, alors, ce n’était pas moi, et Luet m’a prouvé qu’elle entendait la même voix au fond d’elle. Cela signifie que Surâme est réel et vivant.
— D’accord, admettons que c’est réel, dit Issib. Et alors ? Ça ne nous dit pas ce que c’est.
— C’est le gardien du monde, répliqua Wetchik. Il m’a demandé mon aide. Il m’a ordonné de l’aider, positivement ! Et c’est ce que je vais faire. »
Issib bouillait de rage.
« Tout ça, c’est des histoires de prêtres ! s’écria-t-il. Vous n’y connaissez rien du tout : vous cultivez des plantes exotiques ! »
Père écarta d’un geste les objections d’Issib. « Si Surâme veut que je connaisse quelque chose, il me le fera savoir. » Sur quoi il se dirigea vers la porte.
Nafai le suivit, quelques pas en arrière. « Père ! »
Père attendit.
L’ennui, c’est que Nafai ignorait tout à fait ce qu’il allait dire. Et pourtant, il fallait qu’il le dise : c’était une question très importante dont il devait obtenir la réponse avant le départ de Père. Seulement, voilà, cette question, il ne la connaissait pas.
« Père, répéta-t-il.
— Oui ? »
Et comme il était incapable de trouver la vraie question, profonde, importante, Nafai posa la seule qui lui vint à l’esprit à ce moment : « Et moi, qu’est-ce que je dois faire ?
— Respecter les anciennes coutumes de Surâme, Nafai.
— Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
— Sinon, le monde brûlera », poursuivit Père. Et il s’en alla.
Nafai resta un moment les yeux fixés sur la porte. Comme elle ne se rouvrait pas, il revint auprès des autres. Tous le regardèrent comme s’ils attendaient quelque chose de lui.
« Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t-il d’un ton hargneux.
— Rien », dit Mère. Elle se leva de son siège à l’ombre d’un kaplya. « Remettons-nous tous au travail.
— Et c’est tout ? demanda Issib. Notre père – votre compagnon – vient de nous annoncer que Surâme lui parle, et nous, on se contente de retourner à nos études ?
— Mais alors, s’écria Mère, vous ne comprenez vraiment pas ? Comment ? Vous, mes fils, mes élèves depuis si longtemps, vous n’êtes toujours que de petits godelureaux qui rôdent dans les rues de Basilica en quête d’une femme accueillante et d’un lit pour la nuit ?
— Qu’est-ce que nous ne comprenons pas ? demanda Nafai. Ce n’est pas parce que vous autres, les femmes, vous prenez cette sorcerette au sérieux que…
— Je suis moi-même descendue dans l’eau, dit Mère d’une voix métallique. Vous, les hommes, vous pouvez vous persuader que Surâme est distraite ou endormie, ou que ce n’est qu’une machine qui collecte nos informations pour les envoyer aux bibliothèques de cités lointaines ; quelle que soit votre théorie, elle ne change rien à la vérité. Car je sais, moi, comme la plupart des femmes de notre cité, que Surâme est bel et bien vivante. En tant que gardienne des souvenirs de notre monde, en tout cas, elle est vivante, car nous recevons ces souvenirs quand nous nous plongeons dans l’eau. Parfois on a l’impression qu’ils viennent au hasard, mais parfois aussi nous obtenons exactement le souvenir désiré. Surâme préserve l’histoire du monde telle que l’ont vue d’autres peuples. Seules quelques-unes parmi nous – comme Luet et Hushidh – reçoivent la sagesse de l’eau, et plus rares encore sont celles qui ont la vision d’événements futurs. Depuis la mort de la grande Izumina, Luet est la seule sibylle que je connaisse à Basilica ; alors oui, nous la prenons vraiment très au sérieux. »
Les femmes descendent dans l’eau et reçoivent des visions ? C’était la première fois que Nafai entendait décrire une partie du culte du lac. Il avait toujours supposé que le culte des femmes était semblable à celui des hommes, qu’il s’agissait donc d’un moyen physique, ascétique, douloureux et sans nulle passion de se décharger de ses émotions. Mais non, c’étaient toutes des mystiques. Ce qui pour les hommes n’était que légendes et folie était aux yeux d’une femme le pivot même de sa vie. Nafai eut soudain l’impression d’avoir découvert que les femmes formaient une espèce à part. Mais alors, qui étaient les vrais humains ? Les hommes ou les femmes ? Les hommes, rationnels mais brutaux ? Ou les femmes, irrationnelles mais douces ?
« Il n’y a qu’une chose plus rare qu’une jeune fille comme Luet, poursuivit Mère, c’est un homme qui entend la voix de Surâme. Nous savons maintenant que c’est le cas de votre père ; Luet l’a confirmé. J’ignore ce que Surâme veut et pourquoi elle a parlé à votre père, mais moi, j’ai assez de sagesse pour savoir que c’est important. »
En passant devant Nafai, elle l’attrapa par l’oreille, fermement mais sans lui faire mal. « Quant à l’embrasement mythique de la Terre, mon cher enfant, j’y ai assisté. Oui, il a eu lieu. Il y a combien de temps, je ne le sais pas exactement ; on estime que l’histoire humaine remonte au moins à trente millions d’années sur ce monde que nous avons nommé Harmonie. Mais j’ai vu voler les missiles, éclater les bombes, et le monde exploser en flammes. La fumée a empli le ciel, éteint la lumière du soleil, et sous ce manteau fuligineux, les océans ont gelé, la Terre s’est couverte de glace, et seuls quelques êtres humains ont survécu ; ils se sont échappés hors des ténèbres alors que la planète mourait, et ont emporté leurs espoirs, leurs regrets et leurs gènes vers d’autres mondes en comptant sur un nouveau départ. Ils ont réussi. Nous sommes là. Et aujourd’hui, Surâme a prévenu votre père que le nouveau départ qu’avait pris Harmonie risque de mener à la même fin que celle de la Terre. »
Nafai connaissait le visage officiel de Mère, enjoué, brillant, analytique, gracieux, et son visage familial, franc mais toujours bienveillant, prompt à la colère mais encore plus au pardon. Il avait toujours cru qu’en famille, elle montrait sa véritable personnalité sans rien dissimuler. Et voilà que derrière ces visages connus, elle celait un secret, sa vision atroce de l’agonie de la Terre. « Vous ne nous en avez jamais parlé, souffla-t-il.