Выбрать главу

— Oh si, je vous en ai parlé, répliqua Rasa. Ce n’est pas ma faute si vous avez cru que je vous racontais une légende. » Elle lui lâcha l’oreille et rentra dans la maison.

Issib passa en flottant devant Nafai ; il marmonnait qu’on peut très bien se lever un matin et s’apercevoir qu’on a passé sa vie dans un asile de fous. Hushidh le suivit en évitant de croiser le regard de Nafai ; il imagina aussitôt le genre de cancans qu’elle allait répandre dans sa classe pendant toute la journée.

Il se retrouva seul avec Luet.

« Je n’aurais pas dû te parler avant, dit-elle.

— Et tu ne devrais pas recommencer, répondit-il du tac au tac.

— Certains entendent un mensonge quand on leur dit la vérité. Tu es très fier de ton statut de fils de Rasa et Wetchik, mais visiblement, ce ne sont pas les bons gènes que tu as hérités de tes parents.

— Alors que toi, tu as reçu les meilleurs que pouvaient t’offrir les tiens, je suppose ! »

Elle le dévisagea avec un mépris évident, puis s’éloigna.

« Une journée magnifique en perspective », dit-il. Il ne parlait à personne, puisqu’il était seul. « Toute ma famille me déteste. » Il réfléchit un instant. « Au fond, je ne sais même pas si j’ai envie qu’ils m’aiment. »

Dangereusement, seul sous l’auvent, il joua un moment avec l’idée de passer les écrans et de s’approcher de la balustrade pour contempler le spectacle interdit de la vallée des Saintes Femmes, qu’on appelait familièrement la Fracture, et plus grossièrement le ravin des Commères. « Je parie que je n’en serais même pas aveuglé », pensa-t-il.

Il fut longuement tenté, mais il ne céda pas. Chaque fois qu’il était sur le point de faire un pas vers la balustrade, il avait l’impression que son esprit s’égarait soudain, et il hésitait, hébété, son but oublié. Pour finir, il se désintéressa de la question et rentra dans la maison.

Il aurait dû retourner en classe, et c’est ce qu’il pensait faire. Mais il ne put s’y résoudre. Il erra jusqu’à la porte d’entrée, sortit sous l’auvent et s’éloigna dans les rues de Basilica. Mère serait furieuse, sans doute, mais tant pis.

Il savait sûrement où il mettait les pieds, car il ne se cogna nulle part, mais il ne conserva aucun souvenir de ce qu’il vit ni des lieux qu’il traversa. Et il se retrouva dans le quartier des Fontaines, non loin de chez Rasa : son esprit, lui aussi, avait tourné en rond et se retrouvait à son point de départ.

Il y avait pourtant une certitude : toute cette affaire ne se résumait pas à une simple crise de folie. Père n’était pas fou, pas fou du tout, même s’il apparaissait soudain sous un jour nouveau et bizarre ; quant à Mère, si sa vision de la Terre en train d’exploser relevait de la folie, alors elle était déjà folle bien avant la naissance de Nafai. Par conséquent, il existait quelque chose qui instillait des idées, des désirs et des visions dans la tête de ses parents, et dans celle de Luet aussi, il ne fallait pas l’oublier, celle-là. On appelait cette chose Surâme, mais ce n’était qu’un nom, une étiquette. Qu’était-ce, en réalité ? Que voulait-elle ? De quoi était-elle capable ? Si elle pouvait communiquer avec certaines personnes, pourquoi pas avec tout le monde ?

Sur une large avenue, Nafai fit halte en face d’une grande maison, peut-être la plus grande de Basilica. Il la connaissait bien, car le chef du clan Palwashantu était apparié avec la femme qui l’habitait. Nafai ne parvint pas à se rappeler son nom ; elle n’était rien du tout, personne n’ignorait qu’elle avait acheté cette maison avec l’argent de son compagnon, et si elle ne renouvelait pas leur contrat, même avec la maison elle ne serait rien du tout ; mais lui, c’était Gaballufix. Nafai et lui étaient parents éloignés, par la mère de Gaballufix, Hosni, devenue plus tard la cousinette de Wetchik et la mère d’Elemak. Grâce à cette parenté et au rang de Père, second du clan Palwashantu de Basilica, la famille de Nafai pénétrait dans cette maison au moins une fois l’an, et d’habitude deux ou trois, aussi loin que Nafai pût s’en souvenir.

Il resta planté là, à contempler bêtement la façade de ce bâtiment, point de repère de toute la ville, puis revint soudain à lui, car il avait reconnu quelqu’un dans l’avenue. Elemak aurait dû être en train de dormir à la maison, épuisé par son voyage de la nuit. Pourtant, il était là, en plein après-midi ; en un instant d’affolement, Nafai se demanda si ce n’était pas lui qu’Elya cherchait : peut-être Mère, ne l’ayant pas trouvé, s’était-elle inquiétée et, à l’heure qu’il était, toute la famille et jusqu’aux employés de Père passaient la cité au peigne fin pour mettre la main sur lui.

Mais non, Elemak ne cherchait personne ; il y avait trop de désinvolture, trop d’aisance dans sa démarche, et son regard n’était à l’affût de rien.

Soudain, il disparut.

Ah non, il avait tourné dans la ruelle qui séparait la maison de Gaballufix du bâtiment voisin. Il allait donc bien quelque part.

Nafai voulut en savoir plus et se mit à trotter le long de l’avenue : arrivé à l’étroite allée, il eut juste le temps de voir Elemak se baisser et franchir une porte basse sur le flanc de la maison.

Qu’est-ce qu’Elya pouvait bien avoir à faire chez Gaballufix, jusqu’à se rendre chez lui le jour même de son retour d’un long voyage ? Gaballufix était son demi-frère, c’est vrai, mais ils avaient seize ans de différence et jamais Gaballufix n’avait officiellement reconnu Elya comme son frère. Cela n’empêchait évidemment pas qu’ils commencent à se comporter comme des parents. Mais qu’Elemak n’en eût jamais rien dit et voulût encore aujourd’hui le garder secret, voilà qui tracassait Nafai.

Mais, tracassé ou non, Nafai savait que poser de but en blanc la question à Elemak serait une très mauvaise idée. Quand Elya désirerait qu’on connût ses relations avec Gaballufix, il le dirait ; en attendant, le secret resterait enfermé dans sa tête.

Un secret dans la tête de quelqu’un…

Comme Luet, qui savait que Nafai était amoureux d’Eiadh. Mais ce n’était pas vraiment secret ; elle avait pu le deviner à la façon dont il la regardait. Par contre, sous l’auvent de chez Mère, Luet avait dit : « C’est toi, le bâtard », comme s’il l’avait traitée de bâtarde, alors qu’il n’avait fait que le penser. De surcroît, c’était la première fois qu’il pensait cela, et seulement parce que Luet l’énervait. Et pourtant, elle l’avait entendu.

Était-ce encore un tour de Surâme, qui, non content de glisser des idées dans la tête des gens, leur racontait aussi les secrets des voisins ? Surâme ne faisait donc pas que fournir des rêves bizarres, c’était aussi un espion et une pipelette !

Nafai fut pris de terreur : non seulement Surâme était réel, mais il avait aussi le pouvoir de lire ses pensées les plus secrètes, les plus fugitives et d’en faire part à quelqu’un d’autre. Et à qui ? À cette répugnante petite bâtarde de sorcerette, rien de moins !

Son effroi lui rappela soudain le jour où il s’était aventuré seul dans la mer, pour la première fois. Père avait emmené tout le monde en vacances ; à la plage, ils s’étaient tous aussitôt mis à l’eau et, entouré de son père et de ses frères – sauf Issib, naturellement, qui les regardait de sa chaise sur la plage –, il avait senti la mer jouer avec lui, les vagues le pousser vers le rivage, puis essayer de le tirer dans l’autre sens. C’était drôle et très excitant. Il s’était même enhardi à nager là où il n’avait presque plus pied, tout en jouant avec Meb, Elya et Père. Ç’avait été une belle et bonne journée, à une époque où ses grands frères l’aimaient encore. Mais le lendemain matin, il s’était levé tôt, avait quitté la tente et gagné tout seul le bord de l’eau. Il nageait comme un poisson : il n’y avait aucun danger. Pourtant, en entrant dans la mer, il avait ressenti un inexplicable malaise. L’eau le tirait et le poussait, comme la veille ; il n’était qu’à quelques mètres du rivage, mais sans personne autour de lui cette fois, seul, et il avait eu l’impression de n’être plus là, comme si déjà il avait été entraîné au large, comme s’il était étreint par quelque chose de si vaste qu’il risquait partout de se faire avaler. Alors, il avait été pris de panique et s’était mis à courir vers la plage, luttant contre les flots qui sûrement allaient refuser de le lâcher, qui cherchaient à l’entraîner, à l’aspirer. Il s’était retrouvé sur le sable, le sable sec au-dessus de la ligne de marée ; alors il était tombé à genoux et il avait pleuré parce qu’il était sain et sauf.