Celle qu’écoutait Nafai évoquait un vieillard qui vendait des potions d’amour. L’acteur qui le jouait était apparemment très jeune, pas plus de vingt ans, et il avait du mal à prendre une voix de vieux. Mais cela contribuait à la drôlerie du spectacle ; les comédiens masqués – on disait les « masques » – étaient presque toujours des débutants qui n’avaient pas encore réussi à obtenir un rôle dans une compagnie sérieuse. Ils prétendaient préférer le masque au maquillage pour éviter les représailles de leurs victimes ; mais à bien les observer, Nafai soupçonna que le masque servait aussi à les protéger des moqueries de leurs camarades.
L’après-midi était devenu brûlant, et certains comédiens avaient enlevé leur chemise ; ceux qui avaient la peau claire ne semblaient pas conscients qu’ils viraient au rouge tomate, et Nafai rit sous cape en songeant que les masques étaient probablement les seules personnes à Basilica capables de prendre un coup de soleil partout, sauf sur la figure.
L’assistant remit un texte à un comédien accroupi sur l’herbe. Le jeune homme y jeta un coup d’œil, puis se leva et s’approcha du chansonnier.
« Je ne peux pas dire ça ! » protesta-t-il.
Le chansonnier tournait le dos à Nafai, si bien que celui-ci n’entendit pas sa réponse.
« Enfin, est-ce que j’ai un rôle si insignifiant que mon texte ne rime même pas ? »
Cette fois, Nafai put saisir quelques phrases de la réponse, qui finit par l’argument massue : « Écris-le toi-même ! »
Le jeune homme, furieux, retira son masque et s’écria : « En tout cas, je ne ferais pas pire que ça ! »
Le chansonnier éclata de rire. « Sans doute pas, dit-il. Vas-y, essaye, moi, je n’ai pas le temps d’être toujours génial ! »
Le jeune homme se calma et remit son masque. Mais Nafai en avait assez vu ; car le jeune comédien qui voulait un texte rimé n’était autre que son frère Mebbekew.
C’était donc de là que venait son argent, et non d’emprunts faits à droite et à gauche ! Entrer en apprentissage auprès d’un artiste pour gagner son indépendance… cette idée qui avait paru si neuve et astucieuse à Nafai, Mebbekew l’avait eue depuis longtemps, et il la mettait en pratique. En un sens, c’était encourageant (si Mebbekew le fait, pourquoi pas moi ?) mais décourageant aussi : dire que de tous les habitant de Basilica, c’est Mebbekew qu’il avait choisi d’imiter ! Meb, le frère qui le détestait depuis toujours, au contraire d’Elya qui venait juste de s’y mettre. Et c’est pour ça que je suis né ? Pour devenir un nouveau Mebbekew ?
Alors lui vint une pensée perfide : Et si je débutais comme comédien des années après Meb et que je décroche tout de suite un contrat dans une grande compagnie ? Ça, ce serait marrant ! Et quel délice d’humilier Meb ! Il n’aurait plus qu’une idée : se suicider.
Mais ça restait à voir ; avec le caractère qu’il avait, Meb nourrirait plutôt des envies de meurtre.
La reprise de la répétition tira Nafai de sa rêverie vengeresse. Un vieux marchand de potions s’efforçait de persuader une jeune femme hésitante de lui acheter un simple.
L’intrigue devenait enfin claire. Le vieillard voulait empoisonner l’amant de la jeune fille en lui faisant croire que l’herbe fatale était une potion d’amour. Elle n’avait pas l’air de comprendre – les personnages des satires étaient d’une bêtise effarante – mais elle renâclait à l’achat pour d’autres raisons.
Soudain, le vieillard entonna un air d’opéra. Il n’avait pas une vilaine voix, même en tenant compte de l’exagération du ton et de son effet comique.
À cet instant, Mebbekew, son masque sur le visage, bondit sur scène et s’adressa au public :
Tous deux entamèrent alors un étrange duo, le vieux marchand de potions chantant une ligne de texte et le jeune homme joué par Mebbekew répondant par un commentaire parlé destiné aux spectateurs.
Une vision envoyée par Surâme. Une flamme. Nafai n’aimait pas le tour que prenait la satire. Il n’aimait pas la blanche crinière hirsute et la grosse barbe chenue du masque du vieillard. Se pouvait-il que la rumeur se fût répandue si vite et si loin ? Certains chansonniers étaient célèbres pour leur talent à s’emparer des cancans avant tout le monde ; bien souvent, les gens n’assistaient aux satires que pour se tenir au courant des événements de la ville – et beaucoup ressortaient en se demandant : « Mais de quoi s’agissait-il, en fait ? »
Mebbekew tripotait une boîte sur la scène. Le chansonnier lui lança : « Laisse tomber l’effet pyrotechnique ; on fera semblant.
— Il faudra bien l’essayer à un moment ou un autre, répondit Mebbekew.
— Mais pas maintenant.
— Quand, alors ? »
Le chansonnier se leva, s’avança à grandes enjambées jusqu’au pied de la scène, devant Meb, et, mettant ses mains en porte-voix, brailla : « On-s’occupera-de-la-pyrotechnie-plus-tard !
— Très bien », dit Meb.
Tout en regagnant sa place sur l’herbe, le chansonnier ajouta : « De toute façon, ce n’est pas toi qui le déclencherais.
— Excuse-moi. » Meb reprit son poste derrière la boîte d’où s’échapperait sans doute une colonne de flamme, ce soir. Les autres masques se remirent en place.
« Fin de la chanson, dit Meb. Effet pyrotechnique. »
Là-dessus, le marchand de potions et la jeune fille levèrent les bras au ciel en un geste de surprise parodique.
« Un pilier de feu ! s’écria le vieillard.
— Comment du feu peut-il soudain apparaître sur un rocher nu en plein désert ? s’exclama la jeune fille. Mais c’est un miracle ! »