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« Le monde change, dit Issib. Nous avons l’habitude de guerres qui ne sont que des querelles locales. Mais les Gorayni ont modifié tout ça : ils s’emparent de pays qui ne leur ont jamais fait de mal. »

Elemak poursuivit son argumentation. « Un jour ou l’autre, ils arriveront chez nous, que les Potoku soient ici ou non pour nous protéger. Personnellement, je préfère laisser les Potoku se battre à ma place.

— Je n’arrive pas à croire qu’il se passe tant de choses sans que personne en parle à Basilica, dit Nafai. Je n’ai pourtant pas les oreilles ensablées, mais je n’ai encore entendu aucune allusion à la construction de chariots pour Potokgavan. »

Elemak hocha la tête. « C’est un secret. Enfin, c’en était un avant que Père ne l’évoque devant le conseil clanique tout entier.

— Ça veut dire qu’on faisait tout ça sans que le conseil soit au courant ?

— C’était un secret, je te dis, répondit Elemak. Combien de fois faut-il que je le répète ?

— Donc, quelqu’un allait faire tout ça au nom de Basilica et du clan Palwashantu, sans consulter personne au conseil clanique ni au conseil de la cité ? »

Issib eut un rire sans joie. « Dit comme ça, c’est plutôt bizarre, en effet !

— Ça n’est pas du tout bizarre, rétorqua Elemak. À ce que je vois, tu es déjà passé du côté de Roptat !

— Qui est-ce, Roptat ?

— C’est un Palwashantu de l’âge d’Elya, répondit Issib, qui a profité de ces histoires de guerre pour se bâtir une réputation de prophète. Pas comme Père : aucune vision ne lui vient de Surâme, lui, mais il écrit des prophéties ; quand tu les lis, tu as l’impression qu’un requin t’arrache la jambe. Et il parle exactement comme toi.

— Alors, comme ça, votre plan secret est si bien connu qu’il existe déjà un parti mené par ce Roptat qui essaye de le faire capoter ?

— Ce n’était pas secret à ce point-là, quand même, dit Elemak. Il n’y a ni complot ni conjuration. Il y a simplement des gens de bonne volonté qui veulent faire quelque chose dans l’intérêt vital de Basilica, et quelques traîtres qui se démènent pour les en empêcher. »

Manifestement, Elemak avait une vue très partiale des choses, et Nafai se sentit obligé de proposer un autre point de vue :

« À moins que ce ne soient, d’un côté, de sales profiteurs qui placent notre cité dans une situation extrêmement dangereuse pour s’enrichir, et de l’autre, quelques personnes de bonne volonté qui s’efforcent de sauver Basilica en leur mettant des bâtons dans les roues. Mais c’est une simple possibilité, que je ne fais que suggérer. »

Elemak était furieux. « Les gens qui travaillent à ce projet sont déjà si riches qu’ils n’ont sûrement pas besoin de plus. Et ce que je ne comprends pas, c’est comment un « savant » de quatorze ans qui n’a jamais été obligé de travailler comme un homme peut tout d’un coup avoir des opinions sur des problèmes politiques dont il ignorait jusqu’à l’existence il y a encore dix minutes !

— Je posais une question, c’est tout, dit Nafai. Je ne t’accusais de rien.

— Et pour cause ! répliqua Elemak. Je ne suis pas dans le projet !

— Évidemment, fit Nafai. Puisque c’est un projet secret.

— J’aurais dû te faire sauter toutes les dents ce matin ! »

Pourquoi fallait-il toujours que ça finisse par des menaces ? « Tu fais sauter les dents à tous ceux qui te posent des questions auxquelles tu ne sais pas répondre ?

— Ça ne m’est encore jamais arrivé, répondit Elemak en se levant. Mais cette fois-ci, je vais rattraper le temps perdu !

— Arrêtez ! cria Issib. Vous trouvez qu’on n’a pas assez de problèmes comme ça ? »

Elemak hésita, puis se rassit. « Ah ! Je ne devrais pas le laisser me mettre en boule. »

Nafai reprit son souffle. Il l’avait retenu sans s’en rendre compte.

« Ce n’est qu’un gosse ; que peut-il savoir ? ajouta Elemak. C’est Père qui devrait se montrer un peu plus avisé. Il agace beaucoup de gens. Des gens très dangereux.

— Tu veux dire qu’ils le menacent ? demanda Nafai.

— Personne ne menace personne. Ce serait grossier. Non, simplement, ils… ils s’en font à cause de Père.

— Mais si tout le monde se moque de Père, pourquoi s’inquiéter de ce qu’il dit ? C’est plutôt de ce Roptat qu’ils devraient se méfier, j’ai l’impression.

— C’est à cause de cette histoire de vision, répondit Elemak. De Surâme. La plupart des hommes ne prennent pas ça trop au sérieux, mais les femmes… le conseil de la cité… et ta Mère ne fait rien pour arranger les choses.

— Ou bien elle fait tout pour les arranger, au contraire ; ça dépend du camp dans lequel tu te places.

— Exact », dit Elemak. Il se leva de table, mais cette fois son attitude n’avait rien de menaçant. « Je vois bien ton camp à toi, Nyef, et je dois te prévenir que si on laisse à Père les coudées franches, on se retrouvera tous dans les chaînes gorayni.

— Qu’est-ce qui t’en rend si sûr ? Surâme t’a envoyé une vision ou quoi ?

— J’en suis sûr, mon petit demi-ami (Nafai ne releva pas l’allusion à leur lien de parenté), parce que je comprends les choses. Quand tu grandiras, tu verras peut-être ce que je veux dire par là. Mais je n’y crois pas beaucoup. » Et Elemak quitta la cuisine.

Issib soupira. « Est-ce qu’il y a des gens qui s’aiment vraiment dans cette famille ? »

La nourriture était trop cuite, mais Nafai n’en avait cure. Il tremblait si fort qu’il eut du mal à porter son plateau jusqu’à la table.

« Pourquoi est-ce que tu trembles ?

— Je n’en sais rien, répondit Nafai. J’ai peur, peut-être.

— D’Elemak ?

— Pourquoi aurais-je peur de lui ? demanda Nafai. Ah oui, parce qu’il pourrait me briser le cou entre deux doigts.

— Alors, pourquoi persistes-tu à le provoquer ?

— J’ai peut-être peur pour lui aussi.

— Pourquoi ça ?

— Tu ne trouves pas ça drôle, Issib ? Elya nous raconte que Père est menacé par des gens puissants – mais sa solution, ce n’est pas de dénoncer ces gens, c’est d’essayer d’empêcher Père de parler.

— Personne n’est rationnel, dans cette affaire.

— Tu sais, je m’y entends, en politique, en fait, reprit Nafai. Je passe mon temps à étudier l’histoire. Il y a longtemps que j’ai dépassé le niveau de la classe. Je sais parfaitement comment débutent les guerres et qui les gagne. Et le plan d’Elya est le plus débile que je connaisse. Potokgavan n’a pas une chance de protéger efficacement notre région, et aucune raison valable de le faire. Voilà ce qui va se passer : les Potoku vont envoyer une armée ici, provoquer les Gorayni qui attaqueront, et à ce moment-là, ils se rendront compte qu’ils ne peuvent pas gagner ; alors, ils rentreront chez eux, dans leur plaine inondable où les Têtes Mouillées ne pourront pas les atteindre, et ils nous laisseront, nous, supporter la colère des Gorayni. Construire des chariots de guerre pour eux va nous mener à la catastrophe, c’est absolument évident : il faut être complètement aveuglé par la cupidité pour soutenir une idée pareille. Et si Surâme demande à Père de s’opposer à la fabrication des chariots, eh bien, Surâme a raison !

— Il doit être bien soulagé d’avoir ton approbation, j’en suis sûr.

— C’est normal, j’aime rendre service.

— Nafai, tu n’as que quatorze ans.

— Et alors ?

— Alors, Elemak n’a pas envie d’entendre ça de ta bouche.

— Toi non plus, si je ne me trompe pas ?

— Je suis à plat. La journée a été longue. » Et Issib sortit de la cuisine.