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Nafai se mit enfin à table et s’aperçut avec dépit qu’il n’avait pas d’appétit. « Laisse tomber », se dit-il. Il jeta la nourriture aux égouts et plaça l’assiette dans le casier à laver.

Puis il traversa la cour pour regagner sa chambre ; la nuit était déjà froide : la proximité du désert provoquait de brusques chutes de température au coucher du soleil. Nafai tremblait toujours, sans savoir pourquoi. Ce n’était pas à cause de la vision qu’avait reçue Père, la destruction du monde, ni de la guerre que connaîtrait sans doute Basilica si l’alliance imbécile avec Potokgavan était maintenue. C’étaient là de vrais dangers, certes, mais lointains. Et ce n’était pas non plus à cause des menaces d’Elemak : il les avait toujours connues.

Il tremblait encore en se couchant sur sa natte, bien qu’il ne fit pas froid dans sa chambre. C’est alors qu’il comprit enfin ce qui le tracassait : Elemak avait mentionné que Gaballufix avait négocié le prix des chariots auprès des Potoku. Donc, le projet avait le soutien de Gaballufix : en effet, qui d’autre que le chef du clan pouvait se permettre d’engager les Palwashantu dans une voie aussi dangereuse sans même consulter le conseil ? Et par conséquent, lorsqu’Elemak mettait Père en garde contre les ennemis qu’il se faisait, il était raisonnable de supposer qu’il parlait de Gaballufix.

Gaballufix, chez qui Elemak s’était secrètement rendu aujourd’hui même !

Envers qui Elemak était-il loyal ? Envers Père ? Ou bien son demi-frère Gaballufix ? Manifestement, Elya trempait dans ce projet de chariots de guerre. Dans quoi d’autre était-il encore mouillé ? Les gens dangereux ne profèrent pas de menaces, avait-il dit ; que faisaient-ils alors ? Des plans ? Elya était-il donc mêlé à un plan dirigé contre Père, et ses insinuations tentaient-elles d’éloigner Père pour le protéger ?

Meb n’avait-il pas parlé justement aujourd’hui de parricide symbolique ?

Non, se dit Nafai. Non, c’est seulement que je suis tourneboulé parce que tout s’est passé trop vite, en une seule journée. Père a une vision, et d’un seul coup, le voilà embarqué comme jamais dans des imbroglios politiques ; on dirait presque que Surâme lui a envoyé cette vision tout exprès, à cause du projet stupide et dangereux de Gaballufix, parce qu’il fallait y réagir tout de suite.

Mais pourquoi ? En quoi le sort de Basilica intéressait-il Surâme ? D’innombrables cités et nations avaient connu la gloire et le déclin, des dizaines par siècles, des milliers et des milliers depuis le début de l’histoire humaine ; et Surâme n’avait pas levé le petit doigt. Ce n’était pas la guerre qui inquiétait Surâme, et certainement pas la souffrance humaine non plus. Alors pourquoi s’interposait-il aujourd’hui ? Qu’y avait-il donc là de si pressant ? Et cela valait-il la peine de déchirer une famille ? Même dans l’affirmative, qui pouvait en décider ? Personne n’avait rien demandé à Surâme ; alors, si les membres de la famille n’étaient que les jouets d’un maître plan, Surâme serait bien aimable de leur faire part de ce qu’il mijotait.

Nafai était couché sur sa natte, tremblant.

Il se rappela soudain sa promesse : je ne devais pas dormir sur une natte, ce soir ; je devais essayer d’être un homme.

Il faillit éclater de rire. Dormir sur le sol nu, c’est ça qui ferait de lui un homme ? Ah, quel idiot ! Quel âne !

À présent qu’il riait de lui-même, il réussit à s’endormir.

6. Les ennemis

« Où étais-tu donc passé, toute la journée d’hier ? » Nafai n’avait pas souhaité cette conversation, mais elle était inévitable. Mère n’était pas femme à laisser un de ses élèves disparaître un jour entier sans explication.

« J’ai marché. »

Comme il l’avait prévu, cette réponse ne satisfit pas sa mère. « Je me doute bien que tu n’as pas volé, dit-elle. Je m’étonne cependant que tu ne te sois pas roulé en boule dans un coin pour dormir. Où es-tu allé ?

— Dans des endroits très instructifs. » Il pensait au domicile de Gaballufix et au théâtre en plein air, mais Mère interpréterait naturellement ses paroles à sa façon.

— À Dollville ? demanda-t-elle.

— Il ne se passe pas grand-chose là-bas pendant la journée, Mère.

— Et tu n’as rien à y faire. À moins que tu ne croies tout savoir, ce qui te dispenserait désormais d’étudier ?

— Vous ne nous apprenez pas tout ici, Mère. » La vérité, à nouveau… mais pas tout à fait.

« Tiens donc, dit-elle. Dhelembuvex ne se trompait pas. »

Ah, d’accord, parfait. Il était donc temps de trouver une cousinette pour le petit garçon.

« J’aurais dû m’en rendre compte. Ton corps mûrit si vite… trop vite, je le crains ; il laisse tout le reste à la traîne. »

C’en fut trop. Nafai s’était promis d’écouter calmement sa mère, de la laisser tirer ses propres conclusions, puis de retourner en classe une fois l’affaire réglée. Mais l’entendre dire que c’étaient ses gonades qui guidaient sa vie alors que, si quelque chose en lui avait mûri, c’était son esprit plus que son corps…

« Votre intelligence ne va pas plus loin que ça, Mère ? »

Elle leva un sourcil.

Il avait déjà dépassé les bornes ; mais maintenant qu’il avait commencé, les mots étaient là, et il fallait qu’il les dise. « Vous voyez quelqu’un se conduire de façon inexplicable, et s’il s’agit d’un garçon, vous êtes persuadée que c’est à cause de ses désirs sexuels, c’est ça ? »

Elle eut un demi-sourire. « J’ai une certaine connaissance des hommes, Nafai, et l’hypothèse que le comportement d’un garçon de quatorze ans puisse être lié au désir sexuel est amplement prouvée.

— Mais je suis votre fils, moi, et vous ne me connaissez toujours pas !

— Donc, tu n’es pas allé à Dollville ?

— Pas pour les raisons que vous pourriez croire.

— Ah ! dit-elle. Des raisons, j’en imagine beaucoup. Mais aucune n’indique que tu possèdes un jugement très sûr.

— Tiens donc ! Et vous, vous êtes experte en jugements très sûrs, je suppose ? »

Le sarcasme passa mal. « Nafai, tu oublies que je suis ta mère et ton professeur.

— C’est vous, Mère, et non moi, qui avez invité ces deux filles à la réunion d’hier – réunion familiale, je précise.

— Et c’est un signe de mauvais jugement ?

— Tout à fait. Quand je suis arrivé au théâtre en plein air, bien longtemps avant la nuit, on parlait déjà de la vision de Père.

— Ça n’a rien d’étonnant. Ton père est allé tout droit au conseil clanique ; il n’était évidemment plus question de secret, après ça.

— Il ne s’agit pas que de sa vision, Mère. On répétait déjà une satire – de Drotik lui-même, s’il vous plaît – qui comprenait une extraordinaire petite scène sous un auvent. Comme les seules personnes étrangères à la famille étaient ces deux sorcerettes…

— Silence ! »

Nafai se tut immédiatement, mais non sans un indéniable sentiment de victoire. Mère était furieuse, et il devait avoir marqué un point pour la mettre ainsi en colère.

« Les désigner par ce terme dégradant et bien masculin est injurieux à l’extrême », dit Mère. Sa voix glaciale attestait qu’elle était vraiment en colère. « Luet est sibylle et Hushidh déchiffreuse. De plus, toutes les deux ont été parfaitement discrètes et n’ont rien révélé à personne.

— Ah, parce que vous ne les avez pas quittées des yeux depuis…

— Je t’ai dit de te taire ! » Sa voix était de glace. « Pour ta gouverne, mon petit garçon si brillant, si avisé et surtout si mûr, s’il y avait une scène sous un auvent dans la satire de Drotik – que j’ai vue, à propos, et qui est bien mal faite, ce qui me retire toute inquiétude –, s’il y avait cette scène, donc, c’est parce qu’alors que ton père allait au conseil clanique, j’étais, moi, en train de raconter l’histoire au conseil de la cité, et que j’y ai inclus ce qui s’est passé sous l’auvent. Mais pourquoi ? demande mon génie de fils d’un air délicieusement stupide. Eh bien, voilà : le conseil n’a pris au sérieux la vision de ton père que parce que Luet l’a cru et considère que cette vision converge avec la sienne. »