C’était donc Mère qui avait tout raconté ! Mère qui avait appelé le ridicule et la mine sur la famille ! Incroyable ! « Ah ! souffla Nafai.
— Je pense que tu vois maintenant les choses un peu différemment.
— Je vois en effet qu’il n’y avait aucun mal à ce que Luet et Hushidh assistent à la réunion, dit Nafai. C’est vous qu’on aurait dû en exclure. »
La main de Mère lui cingla le visage. Si elle avait visé la joue, elle la manqua, peut-être parce qu’il recula machinalement la tête. Un ongle le griffa au menton, arrachant la peau. L’éraflure le piqua et se mit à saigner.
« Vous vous oubliez, monsieur, dit-elle.
— Pas autant que vous, madame », répondit-il. Du moins, c’est ce qu’il voulut répondre. Il ouvrit même la bouche, mais soudain, l’énormité du geste de sa mère, le choc et la douleur qu’il en avait ressentis, l’humiliation absolue d’avoir été frappé par elle, tout cela le fit éclater en larmes. « Excusez-moi », dit-il. En réalité, il aurait voulu crier : « Comment osez-vous me traiter ainsi ? Je suis trop grand pour ça ! Je vous déteste ! » Mais impossible de parler aussi crûment alors qu’il pleurait comme un gosse. C’était exaspérant : les larmes lui étaient toujours venues facilement, et cela ne s’arrangeait pas avec les années.
« La prochaine fois, vous n’oublierez peut-être pas de vous adresser à moi avec respect », dit-elle. Mais pas plus que lui elle ne parvint à rester cassante, et en même temps qu’elle parlait, il la sentit passer son bras autour de lui ; puis elle s’assit à ses côtés et le consola.
Elle ne comprenait pas qu’en attirant la tête de Nafai dans le creux de son épaule, elle ne faisait qu’ajouter à son humiliation ; il se sentit conforté dans sa décision de la considérer désormais comme une ennemie. Si elle avait le pouvoir de le faire pleurer par amour pour elle, il n’avait plus qu’une solution : cesser de l’aimer. Ainsi n’aurait-elle plus jamais l’occasion de lui infliger pareil tourment.
« Tu saignes, dit-elle.
— Ce n’est pas grave.
— Laisse-moi t’essuyer ; là, avec un mouchoir propre, pas cet affreux chiffon que tu trames dans ta poche, gros bêta. »
Je ne serai donc jamais autre chose dans cette maison, hein ? songea-t-il. Un gros bêta ! Il s’écarta de sa mère pour éviter le contact du mouchoir. Mais elle insista et tamponna la blessure ; aussitôt, le tissu blanc se colora d’une quantité étonnante de sang ; aussi le prit-il lui-même et le pressa-t-il sur l’éraflure. « C’est profond, j’ai l’impression, dit-il.
— Si tu n’avais pas retiré ta tête, je ne t’aurais pas griffé comme ça. »
Si vous ne m’aviez pas giflé, vos griffes seraient restées sur vos genoux, songea Nafai. Mais il garda le silence.
« Je vois que tu prends la situation de notre famille très à cœur, Nafai, mais tes valeurs sont un peu faussées. Que nous importe la dérision des chansonniers ? On sait bien que chaque grande figure de l’histoire de Basilica s’est fait moquer à un moment ou un autre, et généralement pour cela même qui l’a rendue grande. Nous pourrons le supporter. Ce qui compte, c’est que la vision de Père était un avertissement très clair de Surâme, avec des implications immédiates dans la ligne d’action que devra suivre notre cité lors des prochains jours, des prochaines semaines ou des prochains mois. La gêne qui peut naître de cette situation finira par passer. Et chez les femmes importantes de notre ville, Père est considéré comme un homme tout à fait remarquable, digne d’un respect qui va croissant. Essaye donc de surmonter l’embarras que te cause la mise en avant de ton père. À la puberté, tous les enfants sont atrocement susceptibles, mais avec le temps, tu apprendras que la critique et la dérision ne sont pas toujours négatives. Être dans l’inimitié des méchants peut même te valoir une excellente réputation. »
C’était incroyable : fallait-il qu’elle le tînt en piètre estime pour lui infliger un tel sermon ! Croyait-elle réellement que c’étaient les vexations qu’il redoutait ? Si elle avait su écouter au lieu de pérorer, il aurait pu lui parler du danger qui menaçait Père, de la visite secrète d’Elemak chez Gaballufix. Mais aux yeux de Mère, il n’était à l’évidence qu’un enfant. Elle ne prendrait pas ses avertissements au sérieux. Mieux, elle lui infligerait sans doute un autre sermon sur la nécessité de ne pas succomber à l’appréhension et de se concentrer sur ses études en laissant aux adultes le soin de se tourmenter pour les vrais problèmes du monde.
Pour elle, j’ai encore six ans, et je les aurai toujours, se dit-il. Puis, à voix haute : « Excusez-moi, Mère ; je ne vous parlerai plus jamais de cette façon. » (D’ailleurs, je crois que je ne vous dirai plus rien de sérieux ni d’important de toute votre vie.)
« J’accepte tes excuses, Nafai, comme j’espère que tu accepteras les miennes pour t’avoir giflé dans ma colère.
— Bien sûr, Mère. » (J’accepterai vos excuses quand vous les présenterez vraiment et quand je serai sûr qu’elles sont sincères. Car à la vérité, chère bedaine adorée dont je suis issu, vous ne vous êtes excusée à aucun moment de la conversation.).
« J’espère, Nafai, que tu vas reprendre tes études sans plus permettre aux événements de la cité de perturber le cours normal de ta vie. Tu as l’esprit très vif, mais tu dois l’aiguiser encore sans te laisser distraire. »
(Et une petite pincée de louange ! Merci, Mère ! Vous m’avez dit que j’étais puéril, que j’étais l’esclave de mes désirs, que je devais taire mes avis et non les écouter. Vous prêtez une oreille attentive au moindre mot qui tombe de la bouche de la sorcerette, mais vous partez du principe que ce que j’ai à dire, moi, n’a pas de valeur.)
« Oui, Mère, répondit Nafai. Mais j’aimerais mieux ne pas rentrer en classe tout de suite, si ça ne vous gêne pas.
— Bien sûr. Je comprends très bien. »
(Surâme adoré, faites que je n’éclate pas de rire !)
« Je ne veux plus que tu traînes dans les rues, Nafai ; tu le comprends, j’en suis sûre. La vision de Père a suffisamment attiré l’attention pour que quelqu’un en parle en termes qui te mettront en colère, et je ne veux pas que tu te battes. »
(Vous avez peur que je me batte, moi, Mère ? Rappelez-vous, s’il vous plaît, qui a commencé à frapper l’autre sous votre auvent, aujourd’hui même.)
« Pourquoi ne passerais-tu pas la journée à la bibliothèque avec Issib ? il aurait une bonne influence sur toi, je pense ; il est toujours si calme. »
(Issib, toujours calme ? Pauvre Mère… elle ne connaît rien à ses propres fils ! Les femmes ne comprennent jamais les hommes. Évidemment, les hommes ne comprennent pas mieux les femmes, mais au moins, nous ne nous faisons pas d’illusions à ce sujet, nous.)
« Oui, Mère. La bibliothèque, c’est parfait. »
Elle se leva. « Alors, vas-y tout de suite. Tu peux garder le mouchoir, naturellement. »
Et elle quitta l’auvent sans attendre de voir s’il lui obéissait.
Il bondit alors sur ses pieds, fit le tour de l’écran et se dirigea droit vers la balustrade ; de là, il plongea le regard dans la Fracture.