Il ne vit pas signe du lac. Un épais brouillard baignait la partie inférieure de la vallée, et comme les parois semblaient plus escarpées là où il commençait, le lac était peut-être invisible de l’endroit où se tenait Nafai, même par temps clair.
Il ne voyait que le nuage de brume blanche et la verdure luxuriante de la forêt qui bordait la vallée. Çà et là, un filet de fumée montait d’une cheminée, car des femmes vivaient sur les pentes de la Fracture. L’intendante de Père, Trujnisha, en faisait partie. Elle possédait une maison dans le quartier de la Terrasse Occidentale, un des douze quartiers de Basilica où seules les femmes avaient le droit d’habiter et même de pénétrer. Les quartiers des femmes étaient beaucoup moins peuplés qu’aucun des vingt-quatre autres où les hommes étaient admis (sans pouvoir toutefois être propriétaires, naturellement) ; mais au conseil municipal, ces quartiers pesaient d’un poids énorme, car leurs représentantes votaient en bloc. Conservatrices, dévotes – sans nul doute, c’étaient ces conseillères qui avaient été le plus impressionnées quand Luet avait confirmé la vision de Père. Si elles tombaient d’accord avec lui sur la question des chariots de guerre, il suffirait des voix de six autres conseillères pour bloquer le vote, et de sept pour prendre des mesures contre Gaballufix et ses plans.
C’étaient ces mêmes représentantes des quartiers des femmes qui refusaient depuis des milliers d’années d’autoriser la subdivision des quartiers ouverts, pourtant surpeuplés, de donner voix au chapitre aux quartiers situés hors de l’enceinte et de permettre aux hommes d’être propriétaires intra-muros, ou de faire quoi que ce soit qui risquait d’affaiblir le pouvoir absolu des femmes à Basilica. Le regard plongé dans la vallée secrète, bouillant de colère contre sa mère, Nafai ne percevait pas la beauté de ce paysage plein de mystère et de vie ; tout ce qu’il constatait, c’était le nombre infime de maisons qui s’y trouvaient.
Comment diable peuvent-elles diviser ça en douze quartiers ? Dans certains, il ne doit pas y avoir plus de trois femmes, qui deviennent sans doute conseillères à tour de rôle.
Et hors de la ville, dans les box minuscules et hors de prix où étaient forcés de vivre les hommes célibataires et sans famille, il n’existait aucun recours légal pour exiger un traitement plus juste, pour faire appliquer les lois qui protégeaient les hommes seuls contre leurs propriétaires, contre les femmes dont les promesses s’évanouissaient avec leur intérêt pour eux, ou même contre les violences de leurs voisins. L’espace d’un instant, les yeux fixés sur la végétation indisciplinée de la Fracture, Nafai comprit comment un Gaballufix parviendrait facilement à réunir des hommes autour de lui et les pousser à se battre pour un peu de pouvoir, dans cette cité où les femmes les émasculaient chaque jour, à chaque heure de leur vie.
Puis le vent eut une saute et le nuage se déplaça ; il y eut un miroitement de lumière : un reflet sur le lac, non pas au centre de la Fracture, dans sa partie la plus profonde, mais plus haut, plus loin. Instinctivement, Nafai détourna les yeux. Défier sa Mère et s’approcher de la balustrade, c’était une chose, mais de là à oser regarder le lac sacré où les femmes rendaient leur culte… Ce qui devenait clair dans toute cette affaire, c’est que Surâme était sans doute bien réel. Inutile de s’attirer ses foudres pour la satisfaction stupide d’apercevoir un lac par-dessus la rambarde du portique de Mère.
Nafai s’arracha donc à sa contemplation et contourna rapidement l’écran, tout en se sentant parfaitement ridicule. Et si on me surprenait là ? Eh bien, quoi ? Non, non, le jeu n’en valait pas la chandelle. Il avait mieux à faire que de défier Mère. Si elle refusait d’écouter ses craintes au sujet de Père, il devrait se débrouiller seul. Mais d’abord, il fallait en savoir plus, sur Gaballufix, Surâme, sur tout.
Il envisagea un instant d’aller trouver Luet pour l’interroger. Elle était spécialiste de Surâme, non ? Elle avait des visions tout le temps, pas seulement une fois, comme Père. Elle pourrait sûrement lui expliquer tout cela.
Mais c’était une femme, et Nafai savait qu’il n’obtiendrait aucune aide des femmes. Au contraire : on apprenait dès l’enfance aux Basilicaines à opprimer les hommes et à les avilir. Luet se moquerait de lui et puis elle irait répéter ses questions à Mère.
S’il pouvait donner sa confiance à quelqu’un, c’était aux hommes – et encore, à bien peu d’entre eux, puisque le danger que courait Père venait du parti de Gaballufix. Peut-être qu’il pourrait s’assurer l’aide de ce Roptat dont Elya avait parlé ? Ou alors, commencer par découvrir ce que manigançait Surâme.
Issib ne bondit pas de joie en le voyant. « Je suis occupé ; je ne veux pas qu’on me dérange.
— C’est la bibliothèque de la maison, ici, dit Nafai. On y vient toujours quand on a des recherches à faire.
— Tu vois ? Tu me déranges déjà !
— Hé là, je n’ai rien dit, moi ! C’est toi qui as commencé à me chercher des poux dès l’instant où je suis entré !
— J’espérais que tu t’en irais.
— Impossible. C’est Mère qui m’envoie. » Nafai s’approcha d’Issib qui lui tournait le dos, flottant confortablement devant son écran d’ordinateur. Une trentaine de pages de texte y apparaissaient, mais comme chacune ne comptait que quelques mots, Nafai put lire presque tout d’un seul coup d’œil. On eût dit un jeu de solitaire, dont Issib se contentait de déplacer des pièces sur l’écran.
Ces pièces étaient des mots tirés de langues bizarres. Ceux que Nafai reconnut se révélèrent très anciens.
« C’est quoi, comme langue ? » demanda-t-il en indiquant un mot.
Issib soupira. « C’est vraiment sympa de ne pas me déranger !
— C’est quoi ? Une forme archaïque de vijati ?
— Gagné. C’est du slucajan, qui dérive de l’obilazati, la forme originelle du vijati. C’est une langue morte, aujourd’hui.
— Je lis le vijati, tu sais ?
— Moi pas.
— Ah ? Alors, tu te spécialises dans des langues anciennes et inconnues que plus personne ne parle, à commencer par toi ?
— Je n’essaye pas de les apprendre, je cherche des mots perdus.
— Mais si une langue est morte, tous ses mots sont perdus, non ?
— Je parle de mots qui avaient un certain sens, un sens qui a disparu ou qui ne survit que dans des expressions idiomatiques. Par exemple, “danser comme un éléphant”». Tu sais ce que c’est, toi, un éléphant ?
— Non. J’ai toujours cru que c’était une espèce d’oiseau, très gracieux.
— Raté. C’est un ancien mammifère, qui n’a existé que sur Terre, je crois, et qu’on n’a jamais acclimaté chez nous. Ou alors, il s’est éteint tout de suite. C’était un animal beaucoup plus grand qu’un homme et très puissant. Mais herbivore.
— Et tu dis qu’il dansait ? Un éléphant ?
— Mais non ! L’expression s’appliquait à quelqu’un de maladroit et de ridicule. Comme un chien qui marcherait sur les pattes de derrière, si tu veux.
— Mais aujourd’hui, elle veut dire juste le contraire. C’est bizarre. Comment ça se fait ?
— C’est qu’il n’existe plus d’éléphants de nos jours. Le sens était évident autrefois, parce que tout le monde savait à quoi ressemblait un éléphant et qu’un éléphant qui danse, c’est maladroit. Mais quand ils ont disparu, le sens s’est retrouvé sans support. Maintenant, on s’en sert pour désigner quelqu’un de très adroit à se tirer d’une situation sociale gênante. C’est le seul cas où l’on utilise encore le mot “éléphant”. Et beaucoup de gens l’orthographient mal.