— Génial ! Tu travailles à un projet linguistique ?
— Non.
— Alors, à quoi ça sert, tout ça ?
— Ça me sert à moi.
— Tu recueilles de vieux idiomes, c’est ça ?
— Des mots perdus.
— Comme “éléphant” ? Mais le mot n’est pas perdu, Issya. Ce sont les éléphants qui ont disparu !
— Très bien, Nyef. Tout l’honneur de la découverte te revient. Maintenant, va-t’en.
— Ce ne sont pas des mots perdus que tu recherches, mais des mots qui ont perdu leur signification parce que les choses qu’ils désignaient n’existent plus. »
Issya tourna lentement la tête vers Nafai. « Ne me dis pas qu’il t’est poussé un cerveau ? »
Nafai désigna l’écran. « “Kolesnisha ”. C’est un terme kunic. Tu as la traduction ici : chariot de guerre. Plus personne ne parle le kunic depuis dix millions d’années. C’est une langue uniquement écrite aujourd’hui. Or, ces gens-là avaient un mot pour désigner le chariot de guerre, qu’on vient pourtant juste d’inventer. Ça veut dire qu’il existait des chariots de guerre il y a très longtemps de ça. »
Issib se mit à rire, d’un rire bas mais qui dura longtemps.
« Quoi ? Je me trompe ? demanda Nafai.
— Je suis sidéré, c’est tout. Sidéré par l’évidence. Même toi, tu regardes un écran d’ordinateur et tu comprends tout, d’un seul coup. Alors, pourquoi personne ne l’a-t-il remarqué avant ? Pourquoi personne n’a-t-il remarqué que nous possédions déjà le mot « chariot » et que nous savions tous ce qu’il signifie, alors que, pour autant qu’on le sache, il n’y a jamais eu aucun chariot nulle part dans le monde ? Jamais.
— C’est vrai, c’est curieux.
— Ce n’est pas curieux, c’est effrayant ! Regarde ce qui se passe avec les Têtes Mouillées et leurs chariots, leurs “kolesnishety”. Ça leur donne un avantage crucial à la guerre. Ils sont en train de bâtir un véritable empire ; il ne s’agit pas d’un simple système d’alliances, mais bel et bien du contrôle de nations situées à six journées de voyage de leur cité. Alors, si des chariots de guerre réussissent un coup pareil, et si les gens les connaissaient il y a quelques millions d’années, comment diable se fait-il que nous ayons oublié ce que c’était ? »
Nafai réfléchit un moment. « Il faudrait être complètement abruti, dit-il enfin. Des choses comme ça, ça ne s’oublie pas. Même si la paix régnait pendant un millier d’années, il resterait des images dans les bibliothèques.
— Il n’existe aucune image de chariot de guerre, répliqua Issib.
— Mais enfin, c’est idiot !
— Tiens, regarde ce mot, dit Issib.
— “Zrakoplov”, lut Nafai. C’est un mot obilazati, à coup sûr.
— Exact.
— Et qu’est-ce que ça veut dire ? Ça a quelque chose à voir avec l’air, non ?
— En le décomposant et en le traduisant librement, oui, ça veut dire “nageur aérien”. »
Nafai se plongea dans une longue réflexion. Une image jaillit dans son esprit : celle d’un poisson se déplaçant dans l’air. « Un poisson volant ?
— Il s’agit d’une machine, dit Issib.
— Un navire très rapide ?
— Mais écoute-toi donc, Nafai ! Ça devrait être évident pour toi ! Et pourtant, tu refuses de voir le sens tout simple de ce terme.
— Un bateau sous-marin ?
— Pourquoi donc appellerait-on ça un nageur aérien, Nyef, aérien ?
— Je n’en sais rien, répondit Nafai, qui se sentit idiot. J’avais oublié la partie aérienne.
— Tu l’avais oubliée… et pourtant, tu l’avais reconnue du premier coup, sans que je t’aide. Tu savais parfaitement que “zraky” est la racine obilazati signifiant “air”, mais ça ne t’a pas empêché d’oublier la “partie aérienne”.
— Il faut croire que je suis complètement bouché.
— Mais non, Nyef ! Tu es au contraire très intelligent, et pourtant, malgré mes explications, tu es incapable de comprendre le sens de ce mot, même avec le nez dessus.
— Et celui-ci, qu’est-ce qu’il veut dire ? demanda Nafai en montrant “puscani prah”. Je ne reconnais pas cette langue. »
Issib hocha la tête, incrédule. « Si ce n’était pas à toi que ça arrivait, et devant moi encore, je n’y croirais pas !
— À quoi donc ?
— Ça ne t’intéresse pas de savoir ce qu’est un “zrakoplov” ?
— Mais tu me l’as dit : c’est un nageur aérien.
— C’est une machine appelée nageur aérien, nuance !
— Bon, bon, d’accord ! Alors, c’est quoi, un “puscani prah » ? »
Issib pivota lentement et fit face à Nafai. « Assieds-toi, mon cher frère adoré, brillant et stupide, ô fidèle serviteur de Surâme ! Il faut que je t’explique quelque chose à propos de machines qui nagent dans l’air.
— Je te dérange, je crois, dit Nafai.
— Je veux te parler, répliqua Issib. Tu ne me déranges pas. Je veux seulement t’expliquer le concept du vol…
— Je t’assure, il vaut mieux que je m’en aille.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui te presse tant ?
— Je ne sais pas. » Nafai se dirigea vers la porte. « J’ai besoin d’air. J’ai du mal à respirer. » Il sortit. Immédiatement, il se sentit mieux. Ses étourdissements disparurent. Mais d’où cela provenait-il ? La bibliothèque était étouffante, c’est ça. Bondée.
« Pourquoi es-tu sorti ? » demanda Issib.
Nafai se retourna brusquement. Issib passait silencieusement la porte de la bibliothèque à sa suite. Nafai fut immédiatement saisi par la même claustrophobie qui l’avait fait fuir dans le couloir. « C’est surpeuplé, là-dedans, dit-il. J’ai besoin d’être seul.
— Il n’y avait que moi dans la bibliothèque.
— Ah ? » Nafai s’efforça de se souvenir. « Peu importe ; je veux sortir. Laisse-moi tranquille.
— Attends, réfléchis un peu. Tu te rappelles la discussion entre Luet et Père, hier ? »
Nafai se détendit aussitôt, et sa crise de claustrophobie disparut. « Bien sûr !
— Luet sondait Père à propos de ses souvenirs. Quand il s’est aperçu que celui qu’il gardait de sa vision était faux, il s’est senti idiot, d’accord ?
— C’est bien ce qu’il a dit.
— Il s’est senti idiot, débranché. Il est resté les yeux dans le vague.
— J’imagine.
— Tout comme toi, dit Issib, quand je t’ai asticoté sur le sens de “zrakopiov”. »
Nafai eut soudain la sensation qu’on avait chassé l’air de ses poumons. « Il faut que je sorte !
— Tu es vraiment sensible à ce truc-là, poursuivit Issib, encore plus que Père et Mère quand j’ai voulu leur en parler !
— Arrête de me suivre ! » cria Nafai. Mais Issib flotta à sa suite dans le couloir et descendit les escaliers derrière lui jusque dans la rue. Puis il le dépassa sans difficulté et resta à planer devant lui, comme s’il repoussait un mouton vers son enclos.
« Arrête ! » s’écria Nafai, mais il ne pouvait échapper à son frère. Il n’avait jamais ressenti une telle terreur. Il se retourna, trébucha et tomba à genoux.
« Ça va, ça va, dit Issib d’une voix apaisante. Calme-toi. Ce n’est rien. Calme-toi. »
Nafai respira plus librement. La voix d’Issib n’était plus menaçante et la panique s’éteignit. Nafai releva la tête et regarda autour de lui. « Qu’est-ce qu’on fait dans la rue ? Mère va me tuer !
— Tu t’es enfui, Nafai.
— Moi ?
— C’est Surâme, Nyef.
— Quoi, Surâme ?
— La force qui t’a fait sortir au lieu de m’écouter parler de… de ce dont Surâme ne veut pas que les gens soient au courant.