— C’est idiot, répondit Nafai. Surâme répand l’information, il ne la dissimule pas. On lui soumet nos écrits, notre musique, tout, et Surâme se charge de les transmettre de cité en cité, de bibliothèque en bibliothèque, partout dans le monde.
— Tu as eu une réaction beaucoup plus violente que Père, reprit Issib sans l’écouter. Évidemment, j’y suis allé plus fort avec toi.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Surâme est dans ta tête, Nafai. Dans notre tête à tous. Mais il est plus présent chez certains d’entre nous. Il est là, et il surveille nos pensées. C’est difficile à croire, je sais. »
Mais Nafai se souvenait de la façon dont Luet avait deviné ce qu’il pensait. « Non, Issya, j’étais déjà au courant.
— Ah bon ? Très bien ; alors, dès que Surâme a compris que tu t’approchais d’un sujet interdit, il a fait le nécessaire pour te bloquer.
— Un sujet interdit ? Mais lequel ?
— Peu importe. Si je t’y refais penser, il va encore te débrancher, dit Issib.
— Alors comme ça, je suis devenu stupide, d’un seul coup ?
— Crois-moi, Nafai : complètement idiot ! Tu t’es mis à changer de sujet sans même t’en rendre compte. Normalement, tu es très intelligent et extrêmement perspicace, Nafai. Tu sens parfaitement les choses. Mais cette fois-ci, à la bibliothèque, tu es resté les bras ballants comme un crétin, alors que la vérité t’aveuglait ; tu ne l’as même pas vue. Quand je te l’ai rappelée, que j’ai insisté, tu as été pris d’une crise de claustrophobie, je ne me trompe pas ? Tu avais du mal à respirer, il fallait que tu sortes. Alors je t’ai suivi, j’ai encore insisté, et tu as vu le résultat. »
Nafai essaya de se souvenir de ce qui s’était passé. L’ordre des événements tel que le décrivait Issib était exact. Sauf que Nafai n’avait pas fait le rapprochement entre son besoin de sortir du bâtiment et ce que disait son frère. D’ailleurs, il était totalement incapable de se rappeler ce dont Issib avait parlé. « Tu as insisté ?
— Oui, je sais, répondit Issib ; j’ai eu le même problème moi aussi, la première fois que je suis tombé sur la piste, il y a quelques années. Je m’amusais avec mes fameux mots perdus, comme l’histoire de l’éléphant, je dressais des listes. J’en avais une très longue de termes similaires, avec des définitions et des explications pour chacun, et mes conjectures quant à leur sens. Et puis un jour, alors que je vérifiais une liste que je croyais terminée, je me suis aperçu qu’une vingtaine de mots n’avaient pas de traduction. C’est idiot, je me suis dit, ça gâche ma liste. Alors, ces mots, je les ai détruits.
— Tu les as détruits ? s’écria Nafai, horrifié. Au lieu de faire des recherches sur eux ?
— Tu vois comme ça rend débile ? Et au moment où je finissais de les effacer, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ?” Alors j’ai voulu appuyer sur la commande d’annulation, mais au lieu de ça, j’ai tapé sur la touche de confirmation, ce qui a complètement effacé la mémoire de sécurité, et pour finir, j’ai sauvegardé le nouveau fichier sur l’ancien.
— C’est trop compliqué pour être de la simple maladresse, dit Nafai.
— Exact. Je savais que c’était une erreur d’effacer ces mots, mais au lieu de réparer mon erreur et de les retrouver, je les ai détruits ; ils ont entièrement disparu.
— Et tu penses que c’est Surâme qui t’a fait faire ça ?
— Nafai, tu ne t’es jamais demandé qui est Surâme ? Et à quoi il sert ?
— Si, bien sûr.
— Moi aussi. Et maintenant, je le sais.
— À cause de ces mots ?
— Je n’ai pas réussi à les retrouver tous, mais j’ai retracé ce que j’ai pu de mes recherches et j’ai abouti à une liste de huit mots. Tu n’imagines pas le mal que ça m’a donné ; c’est que maintenant, j’y étais sensibilisé. Avant, j’avais dû simplement les oublier, tomber abruti en les lisant – comme Père quand il se trompait sur sa vision. C’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés sans définition sur ma première liste : je tombais en hébétude chaque fois que j’y pensais. Mais à présent, quand je les voyais, j’avais une impression d’étouffement, j’avais besoin d’air, il fallait que je sorte de la bibliothèque. Alors je m’obligeais à rentrer. Je n’avais jamais rien fait d’aussi difficile : je me forçais à rester à l’intérieur et à penser à l’impensable, à conserver à l’esprit des concepts que Surâme veut qu’on oublie, des concepts autrefois si courants que toutes les langues du monde ont eu des termes pour les désigner. D’anciens mots. Des mots perdus.
— Surâme nous cache des choses ?
— Oui.
— Quoi, par exemple ?
— Si je te le dis, Nafai, tu vas encore décrocher.
— Mais non !
— Mais si, répliqua Issib. Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois que je ne me suis pas moi-même battu au cours de cette année ? Alors, tu imagines ma surprise hier soir quand Elemak nous a parlé d’un des interdits : les chariots de guerre.
— Interdits ? Pourquoi est-ce qu’ils seraient interdits ? On vient de les inventer !
— Tu vois ? Tu as déjà oublié : le mot “kolesnisha”.
— Ah oui ! C’est vrai. Non, ça, je m’en souviens.
— Mais tu ne t’en souviens que depuis que je te l’ai rappelé. »
C’est exact, songea Nafai. J’ai eu un trou de mémoire.
« Hier soir, vous étiez là, Elemak et toi, à discuter tranquillement de chariots de guerre, alors qu’il m’avait fallu des mois entiers avant d’arriver à étudier le terme “kolesnisha” sans hoqueter tout le temps.
— Mais nous n’avons pas prononcé ce mot.
— Ce que je veux dire, Nafai, c’est que Surâme est en train de se détraquer.
— Ce n’est pas nouveau, comme théorie.
— Mais elle est exacte, dit Issib. Surâme a certains concepts qu’il protège, auxquels il ne permet pas aux humains de réfléchir. Dans les dernières années, les Têtes Mouillées, tout à coup, sont devenus capables de réfléchir à un de ces concepts. Les Potoku également. Et nous aussi. Et hier soir, en écoutant Elemak en parler, je n’ai pas ressenti la moindre trace de panique.
— Mais Surâme m’a quand même fait oublier le mot “kolesnisha”.
— Simple effet résiduel. Tu t’en es souvenu à l’instant, non ? Nafai, Surâme a renoncé à nous écarter du concept de chariot de guerre. Après des millions d’années d’effort, il baisse les bras.
— Et le reste ? demanda Nafai. Quels sont les autres concepts ?
— Il n’a pas encore renoncé sur ce point. Et tu m’as l’air très sensible à Surâme, Nyef. Je ne sais pas si je peux t’en parler, ni si tu t’en souviendrais cinq minutes plus tard si je te le disais.
— En somme, j’ai le droit de savoir que Surâme nous cache des choses, mais pas lesquelles, parce que Surâme m’empêche encore de les connaître, c’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— Mais alors, pourquoi Surâme n’empêche-t-il pas les gens de penser au meurtre ? Et aussi à la guerre, au viol et au vol ? S’il a ce pouvoir, pourquoi n’en fait-il pas quelque chose d’utile ? »
Issib hocha la tête, songeur. « C’est vrai, ce n’est pas juste. Mais j’y ai réfléchi – j’ai eu toute une année pour ça – et voici la meilleure explication que j’aie trouvée : Surâme ne veut pas nous empêcher d’être humains, et ça comprend toutes les saloperies que nous sommes capables de nous faire les uns aux autres. Il cherche seulement à maintenir au plus bas l’échelle de nos saloperies. Toutes ces choses qui sont interdites… comment te dire ça sans te faire décrocher ?… si nous possédions encore les machines que décrivent les mots perdus, tous nos actes auraient une plus grande portée, les armes feraient plus de dégâts, et tout se déroulerait beaucoup plus vite.