— Le temps s’accélérerait ?
— Non », répondit Issib. Il choisissait manifestement ses mots avec soin. « Imagine… imagine que les Gorayni puissent transporter cinq mille hommes de Yabrev à Basilica en un jour.
— Ne me fais pas rigoler !
— Mais s’ils en étaient capables ?
— On serait fichus, évidemment.
— Pourquoi ça ?
— On n’aurait pas le temps de mettre une armée sur pied, tiens !
— Donc, si nous savions que d’autres nations en sont capables, il faudrait entretenir une armée permanente, d’accord ? juste pour le cas où quelqu’un nous attaquerait subitement.
— Je suppose, oui.
— Et maintenant, sachant ça, imagine que les Gorayni trouvent le moyen d’acheminer, non pas cinq mille, mais cinquante mille soldats chez nous, et pas en un jour, mais en six heures.
— Impossible.
— Et si je te disais que ça a été fait ?
— Le pays qui pourrait faire ça serait le maître du monde !
— Exactement, Nyef, sauf si toutes les autres nations avaient la même capacité. Mais quel genre de monde est-ce que ça donnerait ? Ce serait comme s’il avait rapetissé, comme si chacun vivait tout contre son voisin. Une nation cruelle, violente et dominatrice comme celle des Gorayni pourrait dépêcher ses armées aux portes de n’importe quel pays ; si bien que les autres nations du monde seraient obligées de s’allier pour l’en empêcher. Et dans une guerre, au lieu de quelques milliers de morts, il y aurait un million, dix millions de victimes…
— C’est donc à cause de ça que Surâme nous empêche de réfléchir à… à des moyens rapides… de transporter beaucoup de soldats d’un endroit à un autre.
— Ç’a été difficile à dire, hein ?
— Je n’arrêtais pas de… Mon esprit s’égarait tout le temps.
— C’est un concept difficile à garder à l’esprit, et pourtant tu ne penses à rien de précis.
— C’est exaspérant, dit Nafai. Et tu ne peux même pas me dire comment quelqu’un a réussi un coup pareil : j’ai déjà du mal à me rappeler le concept lui-même. J’ai horreur de ça !
— Je ne crois pas que Surâme ait l’habitude qu’on y fasse attention. À mon avis, le simple fait que tu sois capable d’imaginer des concepts inimaginables indique que Surâme est en train de lâcher la rampe.
— Issya, je ne me suis jamais senti aussi impuissant ni aussi stupide de toute ma vie !
— Et il ne s’agit pas que de guerres et d’armées, dit Issib. Tu te rappelles les histoires de Klati ?
— Le massacreur ?
— Celui qui entrait chez les femmes par leurs fenêtres, la nuit, et qui les éventrait comme des bœufs à l’abattoir.
— Pourquoi est-ce que Surâme ne l’abrutissait pas, lui, quand ce genre d’idées lui venait ?
— Parce que le boulot de Surâme n’est pas de nous rendre parfaits, répondit Issib. Mais imagine que Klati ait pu mettre la main sur… enfin, qu’il ait pu voyager très vite et aller d’une cité à l’autre en six heures ?
— Eh bien, les habitants l’auraient regardé comme un étranger et surveillé de si près qu’il n’aurait rien pu faire, c’est tout.
— Non, tu ne comprends pas ; des milliers, des millions de personnes feraient la même chose tous les jours…
— Ils éventreraient des femmes ?
— Mais non : ils voyageraient en volant.
— C’est trop délirant ! Je ne veux pas y penser ! » s’écria Nafai. Il se dressa d’un bond et se dirigea vers la maison.
« Reviens ! cria Issib. Ce n’est pas toi qui penses ça ; on te le fait penser ! »
Nafai s’adossa contre un pilier de l’auvent. Issib avait raison. Tout allait très bien, quand soudain Issib avait dit quelque chose (quoi ? mystère) ; et Nafai s’était brusquement senti obligé de s’en aller, et il se retrouvait haletant, adossé à ce pilier, le cœur lui martelant si fort la poitrine qu’on devait l’entendre à un mètre au moins. Surâme avait-il réellement ce pouvoir de l’hébéter et de l’effrayer à ce point ? Dans ce cas, Surâme était son ennemi, et Nafai ne capitulerait pas. Il avait le droit de réfléchir, que cela plaise ou non à Surâme. Il avait le droit de réfléchir à tout ce dont Issib avait parlé, sans pour autant être contraint à s’enfuir.
Il reconstitua mentalement les derniers instants de sa conversation avec Issib. Voyons… ils parlaient de Klati, qui aurait pu aller d’une cité à l’autre en quelques heures ; les autres cités l’auraient remarqué, naturellement… Mais alors, Issib avait dit : « Et si des milliers de gens… pouvaient… voler. »
Une image grotesque se présenta à l’esprit de Nafai : des gens en l’air, qui s’élevaient et piquaient comme des oiseaux. Il aurait dû en rire, mais non : au contraire, sa gorge se serra. Il avait l’impression d’avoir la tête dans un étau. Une douleur fulgurante prit naissance dans sa nuque et lui remonta dans le crâne. Mais il parvint à conserver cette pensée : des gens qui volaient. Et à partir de là, il put achever l’idée d’Issib : des gens qui volaient d’une cité à l’autre, par milliers, si bien que les autorités de chaque ville étaient bien incapables de surveiller une personne en particulier.
« Klati aurait pu tuer dans chaque cité et on ne l’aurait jamais découvert », dit Nafai.
Issib était revenu à côté de lui et lui avait passé un bras léger – si léger ! – autour des épaules. « Oui, répondit-il.
— Mais qu’est-ce que ça voudrait dire, être citoyen d’une cité, alors ? Si un millier de personnes arrivaient en… en volant… à Basilica… aujourd’hui ?
— Du calme, dit Issib. Ne te force pas.
— Si ! J’ai le droit de penser à ce que je veux. Il ne peut pas m’en empêcher.
— J’essaye seulement de t’expliquer que Surâme n’empêche pas le mal d’exister dans le monde ; il l’empêche seulement d’échapper à tout contrôle. Il le maintient à un niveau réduit, local. Mais le bon côté des choses – penses-y, Nafai –, c’est que nous donnons notre art, notre musique, notre littérature à Surâme, et lui les distribue aux autres nations. Les choses positives se propagent, grâce à lui. Donc, il rend effectivement le monde meilleur.
— Non, rétorqua Nafai. Dans un certain sens, c’est vrai, mais comment ne serait-ce pas un bien de vivre dans un monde où les gens… où on pourrait… voler ? »
Il faillit s’étrangler sur le dernier mot, mais il le prononça ; il eut le plus grand mal à ne pas s’enfuir en courant, et l’air lui parut soudain oppressant, irrespirable, mais il ne bougea pas d’un pouce.
« Tu es doué, dit Issib. Tu m’impressionnes, tu sais. »
Nafai ne se sentait pas du tout impressionnant, mais nauséeux, furieux et trahi, ça oui ! « Enfin, de quel droit est-ce que Surâme nous prive de tout ça ?
— De quoi ? D’armées qui surgissent à nos portes sans prévenir ? Je suis plutôt content de ne pas vivre ça ! »
Nafai secoua la tête. « Il décide de ce que j’ai le droit de penser, tu te rends compte ?
— Nyef, je sais ce que tu ressens ; je suis passé par là il y a des mois, et je sais parfaitement que tu es scandalisé et que ça te fait peur. Mais je sais aussi que tu es capable de surmonter cette crise. Hier, Père a parlé de sa vision, d’une planète qui brûlait. Il y a un mot pour… peu importe, tu ne pourrais pas l’entendre, je le sais ; mais ce que je peux te dire, c’est que Surâme nous protège de ce désastre, et cela depuis trente ou quarante millions d’années ; tu imagines le temps que ça représente ? C’est une durée historique bien plus longue qu’on ne peut le concevoir. Ce qui s’est passé pendant ce temps-là est archivé quelque part, mais tout ce qu’on peut en saisir, tout ce que notre esprit est capable d’en retenir, c’est à peine une vague esquisse de ce qui s’est produit pendant les dix derniers millions d’années, à peu près… et il faut déjà toute une vie d’études pour digérer ne serait-ce que cette esquisse. Il a existé des royaumes et des langues, au cours du dernier million d’années, dont nous n’avons jamais eu connaissance, et pourtant, rien n’est réellement perdu de tout ça. Quand j’ai fait des recherches à la bibliothèque, j’ai découvert des références d’ouvrages qui se trouvent dans d’autres cités ; je suis remonté le plus loin possible et j’ai fini par tomber sur une mauvaise traduction d’un livre écrit voici trente-deux millions d’années. Tu sais ce dont il parlait ? Eh bien, l’auteur disait déjà que l’histoire était trop longue, trop dense pour que l’esprit humain puisse l’embrasser tout entière, et que si toute l’histoire de l’humanité était ramenée à un volume de mille pages, le séjour de l’homme sur la Terre n’en représenterait qu’une seule. Et on avait écrit ça il y a trente-deux millions d’années !