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Ou, comme disait Mebbekew, ville rêvée pour prendre une cuite.

Le chemin qui menait de la porte du Marché de Basilica à la propriété de Wetchik sur la route de la Corniche n’avait pas changé pendant toutes ces années ; quand une simple pierre avait été déplacée, Nafai le savait immédiatement. Mais son treizième anniversaire fut un tournant dans sa vie et donna un sens nouveau à la route : à treize ans, les garçons, même les plus prometteurs, abandonnaient leurs études pour toujours et allaient habiter chez leur père. Seuls restaient ceux qui refusaient tout métier d’homme pour devenir savants. À huit ans, Nafai avait supplié qu’on lui permît de vivre chez son père ; à treize, il plaida pour l’inverse. « Non, dit-il, je n’ai pas décidé de me faire savant, mais je n’ai pas non plus décidé le contraire. Pourquoi me faudrait-il déjà choisir ? Laissez-moi habiter chez vous, Père, s’il le faut ; mais laissez-moi aussi rester à l’école de Mère le temps que j’y voie plus clair. Vous n’avez pas besoin de moi pour votre travail comme vous avez besoin d’Elemak. Et je n’ai pas envie de suivre la voie de Mebbekew. »

Aussi, bien que le chemin qui allait de la demeure de Père à la cité fût inchangé, Nafai l’empruntait dans l’autre sens. Le trajet n’était plus de chez Rasa en ville vers la campagne et retour, mais de chez le Wetchik jusqu’à la cité. La plupart de ses affaires étaient à Basilica – tous ses livres, ses papiers, ses instruments et ses jouets – et il y dormait souvent trois ou quatre nuits sur les huit de la semaine, mais c’était chez Père qu’il vivait désormais.

C’était inévitable. Aucun homme ne possédait rien en propre à Basilica ; toute chose lui venait de la générosité d’une femme. Et même celui qui, comme Père, avait toutes les raisons de se croire à l’abri, avec une compagne régulière depuis de longues années, même celui-là ne se sentait jamais vraiment chez lui à Basilica, à cause du lac. Le profond fossé tectonique du cœur de la cité, raison même de son existence, occupait la moitié de l’espace enclos par les murs de Basilica, et aucun homme n’avait le droit d’y descendre, ni même de s’aventurer assez loin dans le bois qui l’entourait pour apercevoir l’eau scintillante. Si elle scintillait ! D’après ce que Nafai en savait, la fracture était si profonde que la lumière du soleil ne touchait jamais les eaux du lac de Basilica.

On ne peut se sentir chez soi quelque part où l’on n’a pas accès à tout. Aucun homme n’est jamais complètement citoyen de Basilica. Et moi, je deviens un étranger dans la maison de ma mère.

Naguère, Elemak avait souvent parlé de cités où les hommes possédaient tout, de pays où ils avaient de nombreuses épouses et où l’on ne consultait pas les femmes pour le renouvellement des contrats de mariage ; il avait même parlé d’une ville où le mariage n’existait pas, mais où les hommes pouvaient prendre les femmes qu’ils voulaient sans qu’elles aient le droit de refuser, à moins d’être enceintes. Nafai se demandait néanmoins si ces histoires étaient vraies, car pourquoi les femmes accepteraient-elles de se soumettre à de tels traitements ? Celles de Basilica étaient-elles tellement plus fortes que les autres ? Ou bien étaient-ce les hommes d’ici qui étaient plus faibles et plus timorés que ceux des autres cités ?

Soudain, une question pressante vint à l’esprit de Nafai : « Tu as déjà couché avec une femme, Issya ? »

Issib ne répondit pas.

« J’aurais bien aimé le savoir », insista Nafai.

Mais Issib ne dit rien.

« J’essaye de comprendre ce que les femmes de Basilica ont de si extraordinaire pour que quelqu’un comme Elya y revienne toujours, au lieu de s’installer dans une des villes où les hommes sont les maîtres. »

Issib répondit enfin : « D’abord, Nafai, mets-toi dans le crâne qu’il n’y a pas de ville où les hommes sont les maîtres. Il y a des endroits où les hommes font semblant de régner et où les femmes jouent à les laisser faire, tout comme les femmes d’ici font semblant de régner et les hommes de les laisser faire. »

Tiens, c’était intéressant. Les choses pouvaient donc être plus complexes qu’il n’y paraissait ? Nafai n’y avait jamais pensé. Mais Issib n’en avait pas terminé, et Nafai avait envie d’en entendre davantage. « Et ensuite ?

— Ensuite, Nyef, eh bien, oui, Mère et Père m’ont trouvé une cousinette il y a plusieurs années, et pour être franc, ça ne correspond guère à ce qu’on en dit. »

Mais ce n’était pas là ce que Nafai voulait entendre. « Meb a l’air de penser le contraire, dit-il.

— Meb n’a pas de cervelle ; il va simplement là où la partie la plus protubérante de sa personne le conduit. Quelquefois, ça veut dire qu’il suit son nez, mais c’est rare.

— C’était comment ?

— C’était agréable. Elle était très douce. Mais je ne l’aimais pas. » Issib prit un air un peu triste. « J’ai eu l’impression qu’on me faisait quelque chose, mais que nous ne faisions rien ensemble.

— C’est peut-être à cause de…

— De mon infirmité ? En partie, j’imagine, bien que cette femme m’ait appris à donner du plaisir ; elle a même dit que je m’en sortais de façon étonnante. Toi, ça te plaira, comme à Meb.

— J’espère bien que non !

— Mère dit que les hommes les meilleurs ne jouissent pas tant que ça de leur cousinette, parce qu’ils ne veulent pas recevoir leur plaisir comme une leçon, mais se le faire donner librement, par amour. Mais elle dit aussi que les moins bons n’apprécient pas non plus leur cousinette, parce qu’ils ne supportent pas qu’une autre contrôle la situation.

— Moi, je ne veux pas de cousinette du tout, dit Nafai.

— Ah, ça, c’est génial ! Et comment tu comptes apprendre, alors ?

— Je veux qu’on apprenne ensemble, moi et ma compagne.

— Tu es un romantique doublé d’un crétin, dit Issib.

— Les oiseaux et les lézards apprennent bien sans personne.

— Nafai ab Wetchik mag Rasa, le célèbre lézard érotomane !

— Une fois, j’ai regardé deux lézards faire l’amour pendant toute une heure.

— Et tu as appris des techniques intéressantes ?

— Oui. Mais elles ne sont utilisables que si on est proportionné comme un lézard.

— Ah ?

— Leur truc est long comme la moitié de leur corps. »

Issib éclata de rire. « Ça doit être pratique, pour acheter un pantalon !

— Et pour lacer ses sandales !

— Il doit falloir se l’enrouler autour de la taille !

— Ou se le passer sur l’épaule ! »

Cette conversation les conduisit jusqu’au marché, où les échoppes commençaient à ouvrir dans l’attente de l’arrivée imminente des fermiers de la plaine. Père en possédait quelques-unes dans le marché extérieur, bien qu’aucun fermier ne fût assez riche ni assez raffiné pour avoir envie d’acheter des plantes aussi difficiles à garder en vie, et qui de surcroît ne donnaient pas de récolte intéressante. Les seules ventes du marché extérieur se faisaient auprès de boutiquiers de Basilica ou, plus rarement, d’étrangers fortunés qui flânaient au marché en arrivant dans la cité ou en la quittant. Père en voyage, c’était Rashgallivak qui supervisait l’ouverture des échoppes ; et en effet, il était là, en train d’installer des plantes de climats froids dans une vitrine réfrigérée. Ils le saluèrent de la main, mais lui se contenta de les regarder sans même leur faire un signe de reconnaissance. Rash était comme ça : en cas de problème, il serait là ; mais pour l’instant, toute son attention était vouée aux plantes. Pourtant, rien ne pressait : les meilleures ventes n’auraient lieu qu’en fin d’après-midi, au moment où les Basilicains cherchaient des cadeaux pour impressionner leur compagne ou leur amant, ou pour conquérir le cœur de quelqu’un.