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Si je le tenais, je le tuerais sur place ! se disait Elemak. Il m’a coûté ma fortune, mon honneur et mon avenir ! Ah, ce n’était pas difficile pour lui de renoncer à la fortune du Wetchik : elle ne lui aurait jamais appartenu, de toute façon ! C’est à moi qu’elle devait revenir. Je suis né pour ça ; je l’aurais doublée, triplée, décuplée, parce que je suis bien meilleur commerçant que Père ne le sera jamais ! Mais aujourd’hui, me voilà exilé, rejeté, accusé de vol et dépouillé de ma fortune, sans même le respect de Rashgallivak, l’homme qui aurait dû devenir mon bras droit !

Et tout ça à cause de Nafai ! Tout est de sa faute !

Aveuglé par la terreur, Nafai courait sans but. Ce n’est qu’au sortir de la foule, une fois parvenu dans un espace libre, qu’il recouvra assez de sang-froid pour se demander où il était et ce qu’il allait faire. Il se trouvait à l’Ancienne Place-de-Bal, un lieu de fêtes populaires autrefois aussi vaste que l’Orchestre de Dollville, qui l’avait remplacé plusieurs siècles auparavant. Mais aujourd’hui les bâtiments empiétaient de tous côtés sur la piste. Elle avait perdu sa forme ronde, et même le cratère de l’amphithéâtre se perdait parmi les maisons et les boutiques. Mais il restait tout de même un espace dégagé, et c’était là que se tenait Nafai, les yeux fixés sur le ciel teinté de rose à l’ouest et d’un gris virant au noir à l’est. La nuit était presque tombée, et il ignorait si des assassins le poursuivaient encore ou non. Une chose était certaine : à la nuit, dans cette partie de la ville, la foule allait se disperser et un meurtre passerait aisément inaperçu. Sa course l’avait emporté plus loin que jamais de la sécurité, et il ne savait pas du tout quoi faire.

« Nafai ! » dit une voix de fillette.

Il se retourna. C’était Luet.

« Salut ! » lui répondit-il. Mais ce n’était pas le moment de bavarder. Il fallait réfléchir.

« Vite ! dit-elle.

— Quoi, vite ?

— Viens avec moi !

— Je ne peux pas, répliqua-t-il. Je dois faire quelque chose.

— Oui : venir avec moi !

— Non, il faut que je sorte de la cité ! »

Elle le saisit par le devant de la chemise et se dressa sur la pointe des pieds ; sans doute voulait-elle planter ses yeux dans ceux de Nafai, mais elle ne réussit qu’à rester pendue à sa chemise comme une marionnette. Nafai éclata de rire, mais elle ne l’imita pas. « Écoute-moi, ô toi, l’homme le plus occupé du monde ! dit-elle. Aurais-tu oublié que je suis une prophétesse de Surâme ? »

En effet, il l’avait oublié. Il avait même oublié que c’était la venue de Luet au milieu de la nuit qui avait sauvé son père du complot de Gaballufix. Il devait y avoir des choses qu’elle ignorait encore sur cette affaire, se dit-il, et il décida de les lui expliquer, sans bien savoir pourquoi.

« Elemak et Mebbekew étaient bien mouillés dans le complot, commença-t-il. Mais je crois que Gaballufix leur avait menti sur ses intentions. »

Luet n’attendit pas la fin de ses explications confuses. « Tu crois que ça m’intéresse en ce moment ? On te cherche, Nafai ! Je l’ai vu en rêve : il y avait un soldat aux mains couvertes de sang qui rôdait dans les rues. J’ai senti qu’il fallait que je te retrouve, pour te sauver.

— Toi, me sauver ? Et comment ?

— Viens avec moi, dit-elle. Je connais le chemin. »

Nafai ne vit rien de mieux à faire. En vérité, quand il essayait de trouver autre chose, son esprit se vidait, il n’arrivait pas à se concentrer. Il finit pas comprendre qu’il s’agissait d’un message de Surâme : il devait suivre Luet. Surâme l’avait conduite jusqu’à Nafai, qui n’avait plus qu’à la suivre aveuglément.

Alors, Luet lui prit la main et l’entraîna hors de l’Ancienne Place-de-Bal par la rue du même nom ; quand la me se rétrécit, ils prirent à gauche. « Notre fortune a disparu, dit Nafai. Et c’est de ma faute. Sauf que Rashgallivak nous a trahis.

— Boucle-la ! souffla-t-elle. Le quartier n’est pas sûr ! »

Elle avait raison. La rue était sombre et courait entre de vieilles bâtisses délabrées et crasseuses. Peu de gens y passaient, et leurs yeux évitaient ceux des adolescents.

Au bout de quelques virages aigus, ils se retrouvèrent soudain sur l’avenue de la Source, non loin de l’endroit où elle s’enfonçait dans le bois sacré. Au même instant, Nafai aperçut devant lui un groupe de soldats qui montaient la garde comme s’ils l’attendaient. Il se retourna brusquement pour s’enfuir et vit alors, remontant la rue qu’ils venaient de quitter, quelques hommes dont les épées électriques luisaient faiblement dans le noir.

« Bravo, Nyef, dit Luet d’un ton méprisant. Ils ne nous auraient sans doute même pas remarqués si tu n’avais pas bougé. Mais maintenant, on a vraiment l’air suspects !

— Ceux-là savaient déjà qui nous étions, répondit-il en indiquant les hommes qui s’approchaient dans la ruelle sombre.

— Bon, eh bien tant pis, soupira-t-elle. J’avais espéré prendre un chemin facile, mais on en trouvera un autre. »

Elle saisit Nafai par la main et l’entraîna, mais dans le mauvais sens, vers le bois sacré. C’était la dernière des choses à faire et il le savait bien : à la lisière de la forêt, il n’y aurait aucun témoin et les assassins seraient à leur affaire. Si Luet croyait Nafai particulièrement doué pour le combat et capable de désarmer ou de tuer les assassins, elle ne tarderait pas à déchanter : la bagarre ne l’avait jamais intéressé et il n’y connaissait rien. Il ne se rappelait pas avoir frappé qui que ce soit sous le coup de la colère, pas même ses frères aînés, car rendre leurs horions à Meb ou à Elemak ne faisait qu’empirer les choses. Nafai avait beau être grand pour son âge – c’était même le plus grand des fils de Wetchik –, cela ne signifiait rien dans un combat.

Comme ils s’enfonçaient dans l’obscurité qui régnait à l’extrémité de l’avenue de la Source, les assassins s’enhardirent.

« Allez, ça suffit ! dit l’un d’eux d’une voix basse mais audible pour Nafai et Luet. Mettez-vous dans l’ombre. On va avoir une petite conversation.

— Nous n’avons rien de valeur ! » Luet avait pris une voix affolée, chevrotante, mais sa main était ferme sur celle de Nafai ; elle ne tremblait pas du tout.

Nafai si.

« Allez, mettez-vous dans l’ombre », répéta l’homme.

Et ils lui obéirent. Ils plongèrent dans l’obscurité des arbres, mais à la grande surprise de Nafai, ils ne s’arrêtèrent pas et ils ne prirent pas non plus vers le sud pour contourner la forêt et rentrer dans la cité par la rue suivante. Luet l’emmenait presque plein sud, vers le cœur de la zone interdite.

« Mais je ne peux pas aller là ! dit-il.

— Boucle-la ! répondit-elle. Eux non plus ne pourront pas nous suivre si on ne fait pas de bruit ! »

Il se tut et obéit. Le sol ne tarda pas à s’incliner fortement, presque à la verticale, et il devint difficile de voir le chemin. Le ciel était complètement noir désormais, et bien qu’ils eussent déjà perdu des feuilles, les arbres faisaient encore une ombre profonde.

« Je n’y vois rien, murmura Nafai.

— Moi non plus, répondit Luet.

— Attends, dit-il. Écoute. Peut-être qu’ils ont cessé de nous suivre.

— C’est même sûr. Mais on ne peut pas s’arrêter.