« C’est Rash qui nous a tous trahis », dit-il.
Ils revinrent aussitôt à lui.
« Ah oui ? répliqua Elemak. J’avais pourtant bien dit que c’était moi qui mènerais la négociation, non ? J’aurais pu obtenir l’Index pour le quart de ce qu’on avait ! Mais non, il a fallu que tu…
— Tu laissais tomber ! cria Nafai. Tu allais te retirer ! »
Elemak poussa un rugissement de rage, attrapa Nafai par sa chemise et le souleva presque de terre. « La moitié du marchandage, ça consiste justement à faire semblant de se retirer, pauvre demeuré ! Tu crois que je ne savais pas ce que je faisais ? Moi qui ai commercé à l’étranger en gagnant des fortunes à partir de trois fois rien ! Et toi, morveux, tu n’as jamais marchandé que pour quelques myachiks minables au marché ! Tu n’aurais pas pu me faire confiance, non ?
— Mais je ne savais pas ! » dit Nafai.
Elemak le jeta par terre. Nafai s’érafla les coudes et sa tête cogna contre les pierres. Il ne put s’empêcher de pousser un cri de douleur.
« Laisse-le, espèce de lâche ! intervint Issib.
— C’est moi que tu traites de lâche ? demanda Elemak.
— Gaballufix nous aurait pris notre argent quoi qu’on fasse ! Il avait déjà mis Rash dans sa poche !
— Ah, parce que tu sais ce que pense Gaballufix, toi, maintenant ?
— Le grand juge posé sur son trône ! cria Mebbekew. Si tu crois Nafai innocent, parlons un peu de toi ! C’est bien toi qui as tiré l’argent sur les comptes de Père, non ? »
Nafai se redressa. Il n’aimait pas la façon dont ils menaçaient Issib. Qu’ils passent leur rogne sur lui, c’était une chose, mais qu’ils s’apprêtent à faire du mal à Issya, non. « Excusez-moi », dit-il. La seule solution consistait à endosser la faute et à supporter leur colère. « Je n’avais pas compris ; j’aurais dû me taire. Excusez-moi.
— Ça veut dire quoi, “excusez-moi” ? gronda Elemak. Combien de fois as-tu dit “excusez-moi” alors qu’il était trop tard ? Tu n’apprends jamais rien, Nafai ! Père ne t’a pas élevé comme il faut ! Son bébé, le petit garçon de sa précieuse Rasa, incapable de faire du mal ! Eh bien, il est temps que tu apprennes les leçons que Père aurait dû t’enfoncer dans le crâne depuis des années ! »
Tout en parlant, Elemak avait tiré un bâton d’un des bâts appuyés contre la paroi de la ravine. Destiné à retenir de lourdes charges sur le dos d’un chameau, souple et léger, il était néanmoins long et solide. Nafai comprit sur-le-champ l’intention d’Elemak. « Tu n’as pas le droit de me toucher ! cria-t-il.
— Non, bien sûr, personne n’a le droit de te toucher ! cracha Mebbekew. Personne ne peut toucher le petit trésor de Père, Nafai le sacré ! Lui, par contre, il peut nous toucher, naturellement ! Il peut foutre en l’air notre héritage, mais personne ne peut le toucher !
— Il n’aurait jamais été à toi, cet héritage, de toute façon ! dit Nafai à Mebbekew. Il était pour Elemak ! » Une autre pensée lui vint. Avant même de l’exprimer, il sut que ce n’était pas le mieux à dire, étant donné l’état de fureur d’Elemak et de Mebbekew. Mais il ne put s’en empêcher. « Puisqu’on parle de ce que vous avez perdu, vous méritiez d’être déshérités tous les deux pour avoir comploté contre Père !
— C’est un mensonge ! lança Mebbekew.
— Tu me prends vraiment pour un imbécile ? Tu ne savais peut-être pas que Gaballufix voulait tuer Père ce matin-là, mais tu savais qu’il voulait tuer quelqu’un. Qu’est-ce que Gaballufix t’avait promis, Elemak ? La même chose qu’à Rash ? Le nom et la fortune de Wetchik, une fois Père discrédité et forcé de s’exiler ? »
Elemak poussa un rugissement de rage et se précipita sur lui en levant son bâton. Il était dans un tel état que peu de ses coups portèrent, mais la violence compensa la maladresse. Jamais Nafai n’avait connu une telle douleur, pas même quand il avait prié au temple, ni quand il s’était avancé dans les eaux bouillantes du lac. Il se retrouva étalé sur le gravier, Elemak dressé au-dessus de lui, prêt à le frapper de nouveau.
« Pitié ! cria Nafai.
— Menteur ! hurla Elemak.
— Traître ! » répondit Nafai. Il voulut se mettre à quatre pattes, mais le bâton s’abattit et le renvoya au sol. Il m’a cassé le dos ! se dit Nafai. Je vais être paralysé, comme Issib, coincé dans un fauteuil pour le reste de ma vie !
On eût dit que cette pensée atteignait soudain Issib. Alors qu’Elemak relevait son bâton, le fauteuil d’Issib vint se placer devant lui. Mais l’appareil avait pivoté en se déplaçant – Issib n’avait pu totalement le maîtriser – et le bâton frappa l’infirme au bras. Il hurla de douleur, et le fauteuil, échappant à son contrôle, se mit à tournoyer follement en se balançant d’avant en arrière. Son système anti-collision l’empêcha de heurter les parois de la ravine, mais non de renverser Mebbekew qui essayait de s’enfuir.
« Ne te mêle pas de ça, Issib ! cria Elemak.
— Espèce de lâche ! s’exclama Nafai. Tu ne faisais pas le poids devant Gaballufix, mais frapper un infirme et un gamin de quatorze ans, ça, tu t’y entends ! Quel courage ! »
Elemak se retourna vers Nafai. « Cette fois, tu aurais dû te taire, morveux ! » Il ne criait plus ; une colère plus profonde, plus glacée l’avait envahi. « Je ne veux plus entendre le son de ta voix, tu m’as compris ?
— C’est ça, Elya, rétorqua Nafai. Tu n’as pas pu obliger Gaballufix à tuer Père à ta place, mais moi, tu peux me tuer. Allez, vas-y, montre que tu es un homme : tue ton petit frère ! »
Nafai avait espéré faire honte à Elemak pour le forcer à se calmer, mais il avait mal calculé son coup. Elemak perdit tout son sang-froid. Il saisit le bras ballant d’Issib qui passait en tournoyant devant lui, le tira hors de son fauteuil et le jeta par terre comme un jouet brisé.
« Non ! » hurla Nafai.
Il se précipita au secours d’Issib, mais Mebbekew qui se tenait entre eux le projeta au sol. Nafai s’étala aux pieds d’Elemak.
Celui-ci, qui avait lâché son bâton, se baissa pour le ramasser, tandis que Mebbekew courait jusqu’aux bâts et en tirait un autre. « Allez, on en finit avec lui ! disait-il. Et si Issib ouvre sa gueule, il y passe aussi ! »
Elemak avait-il entendu ou non ? Nafai n’en savait rien ; mais il sentit le bâton qui s’abattait en sifflant sur son épaule. Le coup n’était pas encore très précis, mais ne laissait pas de place au doute : Elemak visait la tête. Il cherchait à le tuer.
Une lumière aveuglante envahit soudain la ravine. Nafai leva la tête et vit Elemak pivoter brusquement en essayant de repérer la source de la lumière. Elle provenait du fauteuil d’Issib.
Mais c’était impossible ! L’appareil était muni d’un système d’extinction passive. Quand on ne lui donnait pas d’instructions explicites, il se posait sur ses pieds et s’éteignait. C’est ce qu’il avait fait quand Elemak avait jeté Issib à terre.
« Que se passe-t-il ? demanda Mebbekew.
— Que se passe-t-il ? répéta une voix mécanique issue du fauteuil.
— Tu as dû l’abîmer, dit Mebbekew.
— Ce n’est pas moi qui suis abîmé, répondit le fauteuil. Ce sont la foi et la confiance qui sont fracassées. C’est la fraternité qui est brisée. Ce sont l’honneur, la loi et la décence qui sont détruits. C’est la compassion qui est déchirée. Mais moi, je ne suis pas abîmé.
— Arrête-le, Issya », dit Mebbekew.
Nafai remarqua qu’Elemak se taisait. Sans ciller, son bâton à la main, il observait le fauteuil. Puis avec un grognement, il se précipita et abattit son arme sur lui.