Cette nuit, cependant, Surâme était là pour l’aider. Préférant tout de même ne pas tenter le sort, il circulait d’ombre en ombre, et quand une troupe de soldats déboucha dans la rue, il se jeta sous un porche où nul ne le vit.
Voilà sans doute la limite du pouvoir de Surâme, se dit Nafai : avec Luet, Père ou moi, il arrive à communiquer de véritables pensées, de même par le biais d’une machine comme le fauteuil d’Issib ; mais qui peut dire ce que ça lui a coûté ? Il touche directement l’esprit des gens, mais il ne peut pas faire beaucoup plus que détourner leur attention, comme quand il les éloigne des idées interdites. Il est incapable de diriger les soldats hors de mon chemin, mais il peut les inciter à ne pas m’apercevoir, caché sous le porche le plus sombre ; il peut leur faire passer l’envie de chercher à vérifier ce que je fais là. Il ne peut pas empêcher les gardes de la porte de faire leur devoir, mais il peut aider celui qui sommeille à croire que le bruit de mes pas fait partie d’un rêve, afin qu’il ne se réveille pas.
Mais pour ça, Surâme doit concentrer toute son attention sur la rue où me voici cette nuit. Ici même. Sur moi.
Et maintenant, où est-ce que je vais ?
Aucune importance. Il suffit que je me débranche l’esprit et que j’avance le nez en l’air, voilà tout. Surâme me prendra par la main et me guidera, comme Luet.
Mais Nafai eut du mal à faire le vide dans son esprit, à s’empêcher de reconnaître chaque rue, de penser aux gens ou aux boutiques qu’il y connaissait, et à la façon dont il pourrait s’en servir pour s’emparer de l’Index. Son esprit était encore trop touffu.
Et pourquoi serait-ce interdit ? se demanda-t-il. Qu’est-ce qu’on attend de moi ? Que je cesse d’être intelligent ? Que je devienne infiniment stupide pour que Surâme puisse me contrôler ? Ma plus grande ambition dans la vie serait-elle d’être une marionnette ?
Non, répondit une voix. Elle était aussi nette que l’autre nuit, au bord de la rivière, dans le désert. Tu n’es pas une marionnette. Tu es ici parce que tu l’as décidé. Mais à présent, pour entendre ma voix, tu dois faire le vide dans ton esprit. Ce n’est pas que je te veuille stupide, mais il faut que tu sois capable de m’entendre. Tu auras besoin bien assez tôt de toutes tes facultés. Les imbéciles ne me sont d’aucune utilité.
Quand la voix se tut, Nafai se retrouva appuyé à un mur, le souffle court. Sentir Surâme s’imposer ainsi dans ses pensées n’avait rien d’une plaisanterie. Qu’est-ce que nos ancêtres ont bien pu faire à leurs enfants, quand ils les ont transformés pour qu’un ordinateur puisse leur parler comme ça, directement dans l’esprit ? À cette époque, tous les enfants entendaient-ils la voix de Surâme comme je l’entends maintenant ? Ou bien était-ce déjà quelque chose de rare ?
Il fallait continuer d’avancer. C’était comme une faim dévorante. Et il repartit en se déplaçant comme cela lui était déjà arrivé deux fois au cours des dernières semaines : il allait de rue en rue, presque en transe, sans savoir où ses pas le dirigeaient et sans avoir envie de le savoir, comme cet après-midi, alors qu’il fuyait devant ses assassins.
Je n’ai même pas d’arme !
Cette idée le fit s’arrêter net et sortir de sa transe somnambulique. Il ignorait où il se trouvait ; mais un peu plus loin, à moitié dans l’ombre, un homme était couché par terre. Nafai s’en approcha, curieux. Un ivrogne, peut-être. Ou une victime des tolchocks, voire des soldats, ou d’assassins. Une victime de Gaballufix, en somme.
Mais non, loin de là. C’était un des soldats tous semblables de Gaballufix qui gisait là, et d’après l’odeur d’urine et d’alcool qui émanait de lui, ce n’était pas une blessure qui l’avait jeté sur le carreau.
Nafai allait s’éloigner quand il prit conscience qu’il tenait là un déguisement inespéré. Il n’aurait aucun mal à approcher Gaballufix s’il portait un de ces costumes holographiques – et voilà qu’il en avait un sous la main, comme un cadeau du ciel.
Il s’agenouilla près de l’homme et le roula sur le dos. Impossible de repérer la boîte de contrôle de l’hologramme ; mais en promenant ses mains dans l’image, Nafai la découvrit au toucher, accrochée à une ceinture au niveau de la taille. Il la déboucla, mais elle refusa de s’écarter de l’homme de plus de quelques centimètres.
Ah, c’est vrai ! pensa Nafai. Elemak a dit que c’était une espèce de manteau et que la boîte en faisait partie.
De fait, quand il tira la boîte vers la tête de l’homme, elle se déplaça sans difficulté. En roulant le corps de côté et d’autre, il parvint à retirer le costume holographique à son propriétaire, d’abord par les bras, puis par le torse et enfin la tête.
Et alors, Nafai s’aperçut que ce n’était pas seulement un costume que Surâme lui offrait sur un plateau d’argent. L’homme n’était pas un simple assassin vêtu d’une tenue de soldat. C’était Gaballufix lui-même.
Il était ivre mort, vautré dans son urine et son vomi, mais c’était néanmoins Gaballufix, sans aucun doute possible.
Que faire de ce pochard ? L’Index n’était sûrement pas sur lui. Et Nafai ne se faisait pas d’illusions : il ne gagnerait pas la reconnaissance éternelle de Gaballufix en le ramenant chez lui sur ses épaules.
Ce salaud a dû sortir pour fêter la mort de Roptat. C’est un meurtrier qui est couché devant moi, mais il ne sera jamais puni. Et pour couronner le tout, c’est à moi qu’il essaye de faire porter le chapeau ! Nafai était en rage. Il eut envie d’écraser le visage de Gaballufix dans les vomissures qui maculaient la rue. Ce serait si agréable, si…
Tue-le.
La pensée était aussi nette que si quelqu’un avait parlé derrière lui.
Non, se dit Nafai. Je ne peux pas. Je ne peux pas tuer un homme.
Pourquoi crois-tu que je t’ai conduit ici ? C’est un meurtrier. La loi exige sa mort.
La loi exigeait ma mort à moi pour avoir vu le lac des Femmes, répondit Nafai en silence. Pourtant, on m’a fait grâce.
C’est moi qui t’avais amené au lac, Nafai, comme je t’ai conduit ici pour que tu fasses ce qui doit être fait. Tu ne récupéreras jamais l’Index tant qu’il sera vivant.
Je ne peux pas tuer un homme, surtout un homme sans défense ; ce serait un meurtre.
Non : ce serait justice, simplement.
Pas si elle était donnée de ma main : je le hais trop. Je veux qu’il meure, parce qu’il a humilié ma famille, parce qu’il a volé le titre de mon père, parce qu’il nous a pris notre fortune, parce que mes frères m’ont frappé ; je veux qu’il meure à cause des soldats et des tolchocks, à cause de la façon dont il a escamoté toute lueur d’espoir dans ma cité, dont il a fait de Rashgallivak, cet homme loyal, l’instrument veule et grotesque de sa volonté. Pour toutes ces raisons, je veux qu’il meure, j’ai envie de l’écraser sous mon pied. Et si je le tue maintenant, je ne suis pas un justicier mais un lâche et un meurtrier.
Il a tenté de te tuer. Il t’avait désigné à ses assassins.
Je sais. Ce serait donc une vengeance personnelle si je le tuais maintenant.
Réfléchis à ce que tu vas faire, Nafai. Réfléchis bien.
Je ne serai jamais un meurtrier.
C’est vrai. Tu sauveras des vies. Il reste un espoir d’éviter à ce monde l’holocauste qui a détruit la Terre il y a quarante millions d’années ; mais en laissant cet homme vivre, tu anéantis cet espoir. Le milliard d’âmes que compte Harmonie doit-il périr pour que tu puisses garder les mains propres ? Je te le dis, ce n’est pas un meurtre, ce n’est pas un assassinat ; c’est la justice. Je l’ai jugé et condamné. Il a ordonné la mort de Roptat, la tienne, celle de tes frères et celle de ton père. Il prépare une guerre qui fera des milliers de morts et mènera cette cité à la soumission. Tu ne l’épargnes pas par pitié, Nafai, car seule sa mort peut être miséricordieuse pour le monde. Tu l’épargnes par pure vanité, afin de pouvoir regarder tes mains sans les voir maculées de sang. Je te le dis, si tu ne tues pas cet homme, le sang de millions d’innocents retombera sur ta tête.