— Oui, monsieur. » L’homme obéit, et Nafai le suivit avec force embardées.
Ils arrivèrent à la porte d’entrée, où le même homme, toujours en poste, adressa un regard interrogateur à Zdorab. Ça y est ! songea Nafai. C’est un signal entre eux !
« Ouvrez la porte à maître Gaballufix, je vous prie, dit Zdorab. Nous ressortons. »
Nafai comprit que le garde avait simplement demandé si l’homme en costume holographique était bien Gaballufix, et Zdorab l’en avait assuré.
« Vous allez vous amuser ? dit le garde.
— Il semble que le conseil veuille affirmer son autorité, cette nuit, répondit Zdorab.
— Il vous faut une escorte ? demanda le garde. On n’a que quelques dizaines d’hommes dans le coin, mais on peut en faire venir de Clébaud en quelques minutes, si vous voulez.
— Non ! aboya Nafai.
— Ah ! je pensais que… le conseil avait peut-être besoin qu’on lui rafraîchisse la mémoire, comme la dernière fois…
— Ils n’ont pas oublié ! » bredouilla Nafai. Il se demanda ce qui s’était passé la « dernière fois ».
Zdorab sortit, Nafai trébuchant à sa suite. La porte se referma derrière eux.
Tandis qu’ils marchaient dans les rues presque vides de Basilica, Nafai se rendit compte de ce qu’il venait d’accomplir. Après tous les échecs de la journée, il sortait de chez Gaballufix avec l’Index ! Ou du moins, avec un homme qui portait l’Index.
« C’est très revigorant, un peu d’air frais, n’est-ce pas, monsieur ? dit Zdorab.
— Mm, fit Nafai.
— Enfin, je veux dire que… que vous semblez avoir les idées beaucoup plus claires. »
Et Nafai s’aperçut qu’il avait oublié de continuer à jouer les éméchés. Mais il était trop tard pour y remédier ; se remettre à trébucher juste après le commentaire de Zdorab serait stupide. Alors, Nafai fit halte, se tourna vers lui et lui lança un regard menaçant. Comme l’homme ne pouvait pas voir son expression, il faudrait qu’il l’imagine.
Zdorab devait avoir l’imagination très vive, car il parut se ratatiner aussitôt. « Ce n’est pas que vous n’ayez pas eu les idées claires au début… enfin, tout au long… non, vous avez toujours les idées claires, monsieur. Et vous avez une réunion avec le conseil clanique, ça, c’est une bonne chose ! »
C’est même carrément merveilleux ! songea Nafai, ironique.
« Et où a lieu la réunion de ce soir, monsieur ? » demanda Zdorab.
Nafai n’en avait évidemment pas la moindre idée. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il devait retrouver ses frères à la sortie du Goulet. « À ton avis ? gronda-t-il.
— Eh bien, c’est-à-dire que… comme vous aviez l’air d’aller vers le Goulet, et… Enfin, je ne veux pas dire que le conseil ne peut pas tenir une réunion à Clébaud ; mais c’est que ça se passe d’habitude… Mais c’est vrai aussi que je n’y suis jamais allé. Vous vous réunissez peut-être chaque soir dans un endroit différent, je n’en sais rien ; j’ai simplement entendu quelqu’un parler d’une réunion du conseil chez votre mère, près de la porte Arrière, mais c’était seulement… enfin, ce n’était peut-être que pour cette fois-là… »
Nafai marchait toujours sans rien dire, laissant Zdorab se terroriser tout seul.
« Oh non ! » s’écria soudain Zdorab.
Nafai pila. Si je m’empare de l’Index, se dit-il, est-ce que j’arriverais à la porte avant qu’il ait pu donner l’alerte ?
« J’ai laissé la chambre forte ouverte ! dit Zdorab. Je ne me préoccupais que de l’Index et… Pardonnez-moi, monsieur, je vous en supplie. Je sais que la porte ne doit rester ouverte qu’en ma présence, et je… Miséricorde ! je me rappelle à l’instant que je l’avais déjà laissée ouverte quand je suis venu vous rejoindre à la porte de derrière ! Mais qu’est-ce qui m’arrive donc ? Je comprendrais que vous me congédiiez, monsieur ! J’ai pourtant toujours veillé à ce qu’elle soit bien refermée. Dois-je retourner la verrouiller ? Toute cette fortune étalée… On ne sait jamais, si un des domestiques devait… Monsieur, je peux courir là-bas et vous rejoindre en quelques minutes ; j’ai le pied très agile, croyez-moi ! »
C’était l’occasion rêvée de se débarrasser de Zdorab ; il suffisait de prendre l’Index, de laisser partir l’homme et de passer le Goulet avant son retour. Mais si ce n’était qu’un subterfuge ? Si Zdorab cherchait à lui fausser compagnie pour prévenir les soldats de Gaballufix qu’un imposteur en costume holographique s’enfuyait avec l’Index ? Non, impossible de laisser Zdorab s’en aller tant qu’il n’aurait pas franchi la porte.
« Non, reste avec moi », dit Nafai. Il se mordit les lèvres : sa voix ne ressemblait vraiment plus à celle de Gaballufix ! Zdorab n’avait-il d’ailleurs pas eu l’air surpris ? S’interrogeait-il sur la voix curieuse de son maître ? Continue d’avancer, se dit Nafai. Marche et ne dis rien. Il allongea le pas. Zdorab dut trotter sur ses courtes jambes pour rester à sa hauteur.
« Je n’ai encore jamais assisté à ce genre de réunion, monsieur. » Il haletait à présent. « Je ne serais pas obligé de prendre la parole, n’est-ce pas ? Je ne suis pas membre du conseil, après tout. Oh, mais que dis-je ? On ne me permettra sûrement pas d’assister au conseil, de toute façon ; je vous attendrai dehors. Pardonnez mon émotion, mais je n’ai jamais… je passe mon temps dans la chambre forte et à la bibliothèque, où je fais des comptes et des choses de ce genre, alors, comprenez-vous, je ne sors pas beaucoup, et comme je vis seul, je n’ai pas beaucoup l’occasion de discuter ; tout ce que je connais de la politique, c’est ce que je surprends des conversations des autres. Je sais que vous, vous vous y intéressez beaucoup, naturellement. Tout le monde chez vous est très fier de travailler pour quelqu’un d’aussi célèbre. Mais c’est un métier dangereux que vous faites, avec le meurtre de Roptat ce soir. Ne craignez-vous pas un peu pour votre vie ? »
Est-il vraiment stupide ? se demanda Nafai. Ou bien soupçonne-t-il Gaballufix d’avoir fait assassiner Roptat et essaye-t-il de lui tirer maladroitement les vers du nez ?
Quoi qu’il en soit, Gaballufix n’était sûrement pas homme à s’abaisser à répondre à ce genre de questions, aussi Nafai garda-t-il bouche close. Et ils arrivèrent enfin à la porte.
Cette fois, les gardes étaient bien éveillés. Naturellement : Zdorab se fût étonné s’ils avaient fait montre d’une trop grande inattention. Nafai se maudit de l’avoir emmené ; il aurait dû se débarrasser de lui à la première occasion.
Les gardes se mirent en position et tendirent leurs écrans d’identification d’un geste agressif : Nafai, avec son costume de soldat, était un ennemi ou du moins un rival. L’écran révélerait sa véritable identité, et comme il était soupçonné d’avoir tué Roptat, cela n’arrangerait guère sa situation.
Comme il restait indécis, Zdorab intervint. « Vous n’allez tout de même pas exiger que mon maître appose son doigt sur votre petit écran ridicule ! » dit-il d’un ton hautain. Puis il appuya son propre pouce sur l’identificateur. « Là, cela vous dit-il qui je suis ? Le trésorier du seigneur Gaballufix, voilà qui je suis !
— Tout le monde doit poser son pouce ici, c’est la loi », rétorqua le garde ; mais il avait perdu de son assurance. Faire assaut d’avanies avec les soldats de Gaballufix, c’était une chose ; se trouver face à l’homme lui-même, c’était une autre affaire. « Excusez-moi, monsieur, mais je fais mon travail, même si je ne l’ai pas choisi. »
Nafai ne broncha pas.
« C’est du harcèlement, dit Zdorab, voilà ce que c’est ! » Il ne cessait de jeter des coups d’œil à Nafai, mais il ne lisait évidemment ni approbation ni désapprobation sur le masque inexpressif de l’hologramme.