3. Le feu
À l’entrée, il se dirigea vers la salle de la fontaine, où ses cours devaient se tenir tout au long de l’automne. Près de la cuisine, il sentit les parfums du dîner en préparation et se rappela brusquement qu’après sa dispute avec Elemak, il avait complètement oublié de manger. Pas le moins du monde affamé jusque-là, il se découvrit soudain une faim de loup et fut même pris d’un léger vertige. Mieux valait s’asseoir. La salle de la fontaine n’était plus qu’à quelques pas ; on comprendrait qu’il arrive en retard s’il n’était pas bien ; personne ne lui ferait de reproches, personne ne le prendrait pour un flemmard s’il était malade. Inutile qu’on sût qu’il était malade de faim.
Il pénétra dans la salle d’un pas traînant, pitoyable, jouant lourdement de sa faiblesse ; il s’appuya même un instant contre un mur. Il devina les yeux des élèves sur lui, mais ne les regarda pas ; il imaginait vaguement qu’un vrai malade ne rendait pas facilement leurs regards aux gens. Il espérait presque que le professeur de service l’interrogerait : « Qu’y a-t-il, Nafai ? Tu n’es pas bien ? »
Mais le silence se poursuivit et il se laissa glisser le long du mur jusque par terre, où il s’assit.
« On va faire venir les pompes funèbres, Nafai, au cas où tu rendrais brusquement l’âme. »
Oh non ! Ce n’était pas un professeur, une de ces jeunes femmes faciles à tromper, intimidées que Nafai fût le propre fils de Rasa. Non, c’était Mère elle-même, aujourd’hui. Il leva les yeux et croisa son regard. Elle lui souriait d’un air malicieux, pas dupe le moins du monde de sa comédie.
« Je t’attendais. Issib est déjà sous mon portique. Il n’a pas fait allusion à ton agonie, mais c’est sûrement un oubli de sa part. »
Il ne restait plus qu’à faire contre mauvaise fortune bon cœur. Nafai se releva en soupirant. « Vous savez, Mère, que la mauvaise volonté que vous mettez à me croire retardera ma carrière de comédien de plusieurs années.
— Tant mieux, Nafai, mon chéri. Ta carrière de comédien retarderait le théâtre basilicain de plusieurs siècles ! »
Les élèves éclatèrent de rire. Nafai sourit – tout en observant la classe pour repérer qui riait le plus fort de la repartie. Eiadh était là, près de la fontaine ; de minuscules gouttelettes s’étaient prises dans ses cheveux et reflétaient le soleil comme des diamants. Elle au moins ne riait pas ; avec un magnifique sourire, elle lui lança même un clin d’œil. Il le lui renvoya – ridicule comme un clown, à coup sûr – et trébucha sur la marche de la porte qui menait au couloir de derrière. Les rires redoublèrent, bien entendu ; Nafai se retourna et fit une profonde révérence, puis il s’éloigna avec dignité et se cogna exprès au chambranle pour déclencher un nouveau fou rire avant de quitter enfin la salle.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il à Mère en la rattrapant.
— Une affaire de famille », répondit-elle.
Puis ils franchirent la porte qui donnait sur le portique privé de Mère. Comme toujours, ils allaient s’installer dans la zone protégée par l’écran ; au-delà, près de la balustrade, le portique offrait une vue splendide sur la Fracture, aussi était-il strictement interdit aux hommes. Dans les maisons, on ignorait souvent ce genre d’interdictions ; Nafai connaissait plusieurs garçons qui parlaient de la Fracture en affirmant qu’elle n’avait rien de particulier, si ce n’était ses pentes raides et crevassées couvertes de pins et de plantes grimpantes et des bancs de brume ou de brouillard qui empêchaient d’en voir le centre, où s’étendait probablement le lac sacré. Mais chez Mère, on respectait les conventions, et Nafai était convaincu que Père lui-même n’avait jamais franchi l’écran.
Quand il se fut habitué à l’éclat du soleil, il distingua les personnes présentes sous le portique. Issib, naturellement ; mais, à la grande surprise de Nafai, Père aussi, au retour de son voyage. Pourquoi était-il passé chez Rasa, au lieu de rentrer d’abord à la maison ?
Père se leva pour le saluer d’une accolade.
« Elemak est revenu, Père.
— Issya m’en a informé. »
Père avait l’air très grave, très distant. Quelque chose le tracassait. Rien de bon, sûrement.
« Maintenant que Nafai est enfin arrivé, dit Mère, peut-être pourrions-nous savoir à quoi rime tout ceci. »
Nafai s’assit dans un coin d’ombre inoccupé et s’aperçut alors qu’il y avait deux filles avec eux. D’abord, ébloui par le soleil, il les avait prises pour ses sœurs, Sevet et Kokor, les filles de Rasa ; s’il s’agissait d’une réunion de Rasa et de ses filles, la présence de Père était surprenante, puisqu’il n’était le père que d’Issib et Nafai. Mais en fait, c’étaient deux élèves de l’école : Hushidh, une nièce de Mère, du même âge qu’Eiadh, et la sorcerette de l’auvent, Luet. Consterné, il se demanda comment elle avait pu arriver aussi vite. Il est vrai qu’il ne s’était pas pressé ; Mère avait dû envoyer chercher cette fille avant même de savoir que Nafai était là.
Pourquoi diable Luet et Hushidh assistaient-elles à une conférence familiale ?
« Mon cher compagnon Wetchik a quelque chose à nous dire, annonça Mère. Nous espérons que vous pourrez… enfin, que Luet ou Hushidh, du moins…
— Si je commençais, tout simplement ? » dit Père.
Mère sourit et leva les mains avec un haussement d’épaules gracieux et élégant.
« J’ai vu quelque chose de troublant ce matin, poursuivit Père. Ou plutôt juste avant l’aube. Je rentrais à la maison sur la route du Désert (j’étais allé dans le désert, hier, pour réfléchir et délibérer en moi-même, et avec Surâme) quand soudain j’eus le violent désir – le besoin, plutôt – de quitter la piste, bien que ce fût très imprudent entre le coucher de la lune et le lever du soleil. Mais je n’allai pas loin : je n’eus qu’à contourner un gros rocher, et je sus qu’à l’évidence j’avais été conduit là. Car devant moi je vis Basilica. Mais pas la Basilica à laquelle je m’attendais, toute brillante des lumières de la fête de Dollville ou du marché intérieur. Ce que je vis, ce fut Basilica embrasée.
— En feu ? demanda Issib.
— C’était une vision, bien entendu. Mais je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite : je me suis précipité ; je voulais courir jusqu’à la cité, courir jusqu’ici pour m’assurer que vous étiez sauve, ma chère…
— Je n’en attendrais pas moins de vous, glissa Mère.
— … mais la cité disparut aussi soudainement qu’elle était apparue. Seul subsista le feu, qui s’éleva pour former comme un pilier sur le rocher devant moi. Il demeura là un temps infini, véritable colonne de flammes. Et il était aussi brûlant que s’il avait été réel : je le sentais roussir mes vêtements, qui n’en portent évidemment pas la trace. Et puis le pilier de feu s’est élevé dans le ciel, lentement d’abord, puis de plus en plus vite ; et il s’est changé en une étoile, qui se déplaçait dans le firmament, et qui disparut enfin complètement.
— Vous étiez fatigué, Père, dit Issib.
— J’ai déjà bien souvent connu la fatigue, répondit Père, mais je n’ai encore jamais vu de piliers de feu. Ni de cités en flammes. »
Mère reprit la parole : « Ton père est venu me voir, Issya, parce qu’il espérait que je pourrais l’aider à comprendre sa vision, à savoir si elle venait de Surâme ou s’il ne s’agissait que d’un rêve éveillé un peu fou.
— Je vote pour le rêve, dit Issib.