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Nous sommes restés deux mois chez madame Picard. L'hôtelière était devenue pour nous une véritable mère pleine d'attentions. Elle ne vivait presque plus que pour nous. Chaque matin, nous étions contraints par elle d'établir le menu du jour ; elle confectionnait des petits plats, des pâtisseries compliquées et s'ingéniait à nous rendre la vie facile.

Pourtant, comme tous les amoureux, nous souffrions de ne pas habiter un vrai logement. Nous avions besoin de vivre sans témoins, même bienveillants. Aussi avons-nous résolu de chercher un appartement. A Saint-Theudère la chose présentait des difficultés, car ce bourg peu important était surpeuplé. Le docteur à qui nous avons fait part de notre embarras nous a proposé de loger chez lui. J'ai dû employer toute ma persuasion pour lui démontrer que son offre ne répondait pas à notre ambition. Chez lui, nous n'aurions pu trouver la sensation de liberté qui nous manquait à l'auberge.

— Vous comprenez, docteur, nous avons besoin d'arriver quelque part, Hélène et moi, de pousser une porte et de la refermer derrière nous. D'être seuls sous un toit sur lequel il pleut, ou derrière des fenêtres pleines de soleil.

Il a parfaitement compris. Deux jours plus tard, il décidait la vieille châtelaine de Saint-Theudère à nous louer un petit pavillon de chasse délabré, au fond de son parc.

La construction avait la forme d'un kiosque à musique. Elle comprenait deux pièces : l'une au rez-de-chaussée, l'autre au premier étage. Au-dessus se trouvait un vaste colombier où ne nichaient plus depuis longtemps que certains oiseaux du parc.

Cette bicoque ne dépendait pas directement du château ; on y accédait par une large allée herbue qui, à travers le sous-bois, rejoignait la route montant du village. Elle disparaissait sous le lierre. Hélène a poussé un cri d'admiration en l'apercevant. Je tenais la clef à la main. La porte a grincé. A l'intérieur flottait une odeur de cuir moisi. Hélène m'a dit :

— J'ai toujours rêvé d'habiter dans un pavillon aussi romantique que celui-ci.

— Tu n'auras pas peur dans ce parc ?

— Peur ?

Elle a réfléchi. Je ne parvenais pas à comprendre l'orientation de ses pensées. Puis elle m'a embrassé sans répondre.

* * *

Nous nous sommes installés ; nous avons commencé par allumer un grand feu de brindilles dans la cheminée noircie. Grâce à Thiard — toujours lui — et à madame Picard, nous avons pu nous procurer quelques meubles et des ustensiles de cuisine. A la fin de la journée, notre aménagement était presque achevé et nous sommes sortis pour respirer le soir.

J'ai soudain découvert que l'automne était arrivé sur la pointe des pieds. Le monde avait changé de couleur. Il était plus doux, plus à la mesure des hommes. Le ciel s'éteignait ; une chouette s'est mise à hululer près de nous. J'ai regardé Hélène.

— Je connais la question qui te monte aux lèvres, Pierre, m'a-t-elle chuchoté. Eh bien, rassure-toi, je n'ai pas peur ! C'est fini, je n'aurai plus jamais peur : ni des hommes, ni des oiseaux.

Je gagnais bien notre vie. Et c'était l'expression même de la vérité : je gagnais notre vie. Les gens de l'endroit possédaient ce que l'on appelle une bonne moralité. Ils étaient joyeux et généreux. Et puis nous leur plaisions. Mon sens de la mécanique me servait beaucoup. Je suis devenu bientôt un expert dans l'art de réparer une faucheuse, une charrue, un tracteur. Lorsqu'on a compris un rouage, j'estime qu'on peut venir à bout de n'importe quel engin. C'est tellement facile de disséquer le génie d'un individu lorsque ce génie s'est manifesté.

Tous les matins, je me levais à la pointe du jour — les paysans aiment les gens matinaux — et je partais dans les fermes. Comme je n'avais pas de grandes exigences, j'étais très demandé. On me donnait une foule de denrées : des œufs, du lait, du beurre, des légumes. Je les sortais triomphalement de l'auto, car ma seule coquetterie consistait à visiter tous mes clients dans la B 2 de Thiard. La brave voiture m'était précieuse.

Ainsi j'avais institué un service de transport, le samedi soir et le lundi matin, pour les Saint-Theudois travaillant à la ville et qui venaient passer le dimanche au pays. Ceux-ci empruntaient le petit tortillard départemental dont la plus proche station était distante de sept kilomètres. Je les en ramenais et les y reconduisais pour cinquante francs.

Parfois Hélène me demandait :

— Tu ne souffres pas d'accomplir ces besognes subalternes, toi dont l'instruction permettait l'accès à des fonctions importantes ?

Je secouais la tête.

— Laisse-moi travailler ; c'est magnifique, mon amour, surtout de t'avoir comme prétexte…

Petit à petit nous nous sommes intégrés à la vie du village. On nous a invités aux veillées. Nous allions, le soir, « émonder les noix » ou « dégrainer le maïs » en joyeuses compagnies. Les fermiers n'étaient pas avares de leur vin ; vers minuit, ils sortaient les plats de lard des bahuts. Il se trouvait immanquablement une jeunesse pour chanter des rengaines à la mode ou raconter des histoires en patois.

L'instituteur me parlait de la République que l'on essayait tant bien que mal de refabriquer. Le curé m'invitait à goûter son vin de messe. Le notaire faisait de la musique. Souvent, lorsque quatre heures sonnaient à l'église, nous étions encore en train de jouer aux cartes chez madame Picard. Nous rentrions avant que la nuit ne s'éclaircisse. Hélène dormait tout en marchant. J'écoutais le bruit menu du gel faisant craquer l'univers.

* * *

Vers la fin janvier, les cheveux d'Hélène avaient à peu près repoussé ; c'est alors qu'elle s'est mise à me parler de sa famille. Jusqu'ici, elle m'avait rarement entretenu de son frère et de ses parents. Lorsqu'elle devenait songeuse, je comprenais que son esprit m'abandonnait pour d'autres êtres. Et j'éprouvais de cette fugue plus de tristesse que de jalousie.

Ça l'a prise un jour sur le coup de midi. Je revenais d'une ferme où l'on m'avait demandé d'installer une pompe électrique.

Je me suis assis à table. J'avais faim. Hélène avait accommodé un rôti à la purée de marrons. Pendant que je mangeais, elle me regardait.

— Ça ne va pas, ma choute ?

— Mais si !

— Tu as envie de me dire quelque chose… et tu n'oses pas.

Elle a haussé les épaules en souriant.

— Allons, dis-le-moi.

Elle s'est mise à pleurer. Cela lui arrivait pour la première fois. Je n'avais encore jamais vu ses larmes. Elle pleurait sans bruit. Ses yeux conservaient leur fixité fascinante. De grosses larmes coulaient contre les ailes de son nez et allaient éclater par terre.

Je me suis arrêté de mastiquer. Soudain je ne comprenais plus. Je la regardais d'un œil éperdu, sans pouvoir réagir.

— Hélène, ma petite gosse d'Hélène !

Elle m'a mis la main sur la tête. Elle pétrissait à pleins doigts mes cheveux.

— Pardonne-moi, a-t-elle chuchoté, pardonne-moi, Pierre. Le temps me dure de ma famille. Voilà des mois que je me demande ce qu'il est advenu d'eux. Je m'inquiète surtout pour mon frère. C'était une petite fripouille, vois-tu, mais si faible, si désemparée… Je revois à chaque instant sa tête de gosse cruel, son visage blême barré d'une cicatrice rose, ses yeux inquiets et méchants, sa chevelure frisée… J'entends sa voix acide. Dans la paix qui nous entoure, sa perversion me fait pitié… Et mes vieux parents, si grossiers, si naturels, si naïfs… Que sont-ils devenus ? Quelle inquiétude doit être la leur. Ils sont sans nouvelles de moi et peut-être vaudrait-il mieux qu'ils n'en aient pas non plus de Petit Louis.