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DEUXIÈME PARTIE

On aperçut au sommet de l'aqueduc un homme avec une tunique brune, déchirée. Il se tenait penché au bord, les deux mains sur les hanches ; et il regardait en bas, sous lui, comme étonné de son œuvre.

Salammbô, FLAUBERT.

La veille du départ, je ne savais pas encore si j'allais me lancer dans la grande aventure de la route. Elle me tentait : mon goût du risque reprenait le dessus ; j'avais besoin, un besoin physique d'échapper à la routine des jours, à ce vide inoffensif où nous tombions, Hélène et moi, avec des lenteurs de feuilles mortes.

Depuis que nous avions établi le contact avec ses parents, notre amour traversait une phase délicate. Désormais, il existait quelque chose entre nous, quelque chose qui ressemblait à de la gêne. A chaque instant elle me parlait d'eux, me lisait les lettres qu'ils échangeaient avec les ruses puériles que déploient dans les films les membres de l'Intelligence Service. J'avais remarqué que sa voix changeait lorsqu'elle m'entretenait d'eux et que ses yeux avaient une couleur que j'ignorais. Peu à peu, ils ont pris de l'importance. Nous les avons tirés des limbes où ils se débattaient et les avons introduits dans notre vie. Cela s'est fait sans que nous le voulions, sans même que nous nous en rendions compte. Leurs traits, leurs caractères se sont précisés. Ils se sont mis à bouger, à exister. Et à mesure que leur présence s'affirmait dans le pavillon, je me sentais gauche et intimidé. A certains moments, je m'interrompais au milieu d'une conversation, surpris par les inflexions inconnues de nos voix. Je nous écoutais sournoisement parler ; m'appliquant à rechercher ce qui se passait d'insolite et pourquoi je n'avais plus autant de bonheur à rester seul avec Hélène. C'est à la longue que j'ai fini par comprendre que ma chère compagne m'échappait.

Pendant le reste de l'hiver, j'ai travaillé chez Maurois. Je déjeunais à la Citadelle et ne rentrais que le soir. Mon premier regard, lorsque je poussais la porte, se portait sur la photographie de Petit Louis. J'espérais toujours ne plus l'apercevoir en entrant. Elle provoquait en moi une profonde répulsion. Lentement, je me suis mis à haïr ce garçon que j'avais détruit sans passion. Je lui en voulais d'être là et de nous regarder d'un air sardonique. Tous ces faits contribuaient à troubler ma quiétude. C'est, je le crois, pour cette raison que j'ai accepté l'emploi proposé par Maurois.

* * *

Le camion partait de Saint-Theudère deux fois par semaine, à six heures du soir ; il devait parvenir à Paris autour de six heures du matin. Le tour de force consistait précisément à abattre en douze heures les cinq cents kilomètres séparant le village de la capitale. Le retour s'effectuait le même jour ; le trafic m'obligeait donc à passer quatre nuits par semaine sur les routes.

— C'est une question d'habitude, m'avait dit Maurois. Nous ferons le premier voyage ensemble.

A mesure que le moment de partir approchait, il devenait plus pressant et cherchait l'objet de mes hésitations afin de mieux les vaincre. L'ancien chauffeur aimait son métier et, contrairement à la coutume qui veut que les employés s'apprêtant à quitter leur emploi transmettent à leurs successeurs, en même temps que les secrets de leurs fonctions, un cordial dégoût de celles-ci, m'engageait vivement à accepter l'offre de Maurois.

Le printemps naissant rendait l'entreprise plus aisée ; Hélène me l'a fait remarquer. Sa peur l'avait définitivement quittée : elle ne redoutait pas de coucher seule au pavillon. D'autre part, je craignais, en refusant, de la décevoir et de décevoir le docteur Thiard. Il fallait, oui, il fallait absolument que je continue à incarner l'être courageux que j'avais choisi de devenir.

* * *

Nous sommes partis un jeudi d'avril. Ce jour-là, l'air était presque tiède et sentait l'humus. Maurois avait fait établir une sorte de piste goudronnée derrière sa propriété afin de rattraper la nationale en coupant à travers bois, car le dix tonnes se serait trouvé en péril dans les petits chemins boueux sinuant à flanc de colline. La nuit tombait sur la route lorsque nous y sommes parvenus ; j'ai allumé les phares et j'ai alors senti qu'une force irrésistible m'entraînait vers ce bref horizon que les deux faisceaux de lumière arrachaient à l'obscurité. Les arbres peu feuillus en cette saison s'interposaient comme une grille entre la route et la nuit ; derrière cette grille, de haut en bas, le regard embrassait un ciel d'hiver gris et convulsé, une campagne molle, somnolente, où, dans une paix miraculeuse, se préparait l'été.

Maurois fumait ses horribles cigares italiens, assis sur le siège voisin du mien. La caisse du moteur nous séparait. Dans ces cabines avancées, on perçoit davantage que sur d'autres véhicules la notion de sa puissance. Quel auteur a dit que la vitesse ne grise que celui qui la crée ? Comme c'est exact ! Derrière mon volant, je me sentais le maître de la route, le magicien de ce mastodonte roulant qui se ruait à travers la France dans un élan terrible.

— Alors, m'a demandé Maurois au bout d'une heure, ça vous va ?

Je lui ai fait un clignement d'yeux et le marchand de mousseux a éclaté de rire.

— C'est un métier extraordinaire, mon garçon. Ces quelques millions qui vous sont confiés et que vous devez trimballer à bon port doivent vous donner l'orgueil de votre tâche.

Il m'a tendu une bouteille de vin.

— Allez-y, mais doucement ; souvenez-vous toujours, n'est-ce pas, que vous portez une très grosse responsabilité.

A mon tour, je le regardai en riant.

Je commençais à comprendre qu'en m'accompagnant il ne désirait pas seulement m'aider à me familiariser avec la route, mais surtout me catéchiser.

Il tenait à son bien.

Lorsque vous roulez pendant plusieurs heures, vous sentez votre corps se fondre dans le ronronnement du moteur. Les réalités extérieures s'anéantissent. Bientôt, vous n'êtes plus qu'un rouage au service du véhicule. Vous devenez une sorte de cerveau électrique qui enregistre avec un parfait automatisme les incidents du trajet, les pulsations du moteur, ses bruits, son rythme, et qui devine, plus qu'il ne les décèle, les embûches de la route.

A un moment donné, j'ai senti mon sang se glacer simplement parce que le pont arrière faisait un drôle de bruit. Je suis descendu pour ausculter le moteur ; rien ne clochait. Allais-je céder à l'autosuggestion ? Maurois m'a jeté un regard satisfait.

— J'aime les chauffeurs inquiets, m'a-t-il dit, car ils surveillent mieux leur véhicule.

Nous tenions une bonne allure et roulions à soixante-cinq de moyenne. Sur le coup de dix heures, nous nous sommes arrêtés pour toucher les pneus ; ils ne chauffaient pas trop. J'avais les jambes flageolantes et la tête lourde. Dès que s'arrête le moulin, il se produit dans vos oreilles un sifflement douloureux et les bruits vous parviennent étrangement feutrés, comme lorsque vous tenez la tête sous l'eau. J'ai respiré à pleins poumons l'air nocturne. La campagne avait cessé de glisser le long de la route, elle s'était figée ; on entendait le hululement des oiseaux de nuit et un long frisson qui courait dans les arbres, car nous traversions une région relativement boisée. La route était infinie et vide.

— En avant !

Les trépidations du volant me brisaient les avant-bras. Nous doublions çà et là d'autres convois : des attelages pinardiers en général, ou des citernes de mazout montant à la capitale le carburant amené à Marseille par des Liberty. Les feux de ces camions flottaient au bout de la nuit à un mètre du sol. Nous finissions par les rattraper et Maurois exultait lorsque nous les doublions. Je ne pouvais m'empêcher de jeter un regard de sympathie au conducteur engourdi et qui semblait ne pas nous apercevoir. Un instant, la lumière de leurs phares éclairait le rétroviseur, puis elle pâlissait et ne tardait pas à se diluer dans l'obscurité.