Le rétroviseur ! C'est un personnage, j'ai toujours regardé dans ce miroir comme par un hublot où l'on aperçoit des bribes de vie d'une planète inconnue. Ce défilé rapide et ininterrompu d'images me ravit et me bouleverse. Des scènes éclosent et se développent sur un rythme syncopé ; un univers que vous venez de traverser sans y prendre garde surgit dans le rétroviseur, complètement transformé.
Maurois s'est endormi et j'ai savouré l'angoissante ivresse de la solitude. Seule la lueur verdâtre du tableau de bord éclairait la cabine de sa petite lumière couleur de pollen. Des reflets verdâtres coulaient sur mes mains. A mesure que le temps passait, la route devenait à mes yeux plus farouche. Je finissais par être obsédé par la double rangée de platanes qui ne s'interrompait qu'à l'entrée des villages pour reprendre aussitôt après. Ces villages bordant les routes nationales se ressemblent tous, la nuit surtout : une rue principale, des maisons basses, de petits magasins clos, les lampes espacées de l'éclairage municipal, la place sur laquelle on aperçoit un kiosque à musique ou la bascule, l'église, le monument aux morts… Je les traversais à toute allure comme on traverse un tunnel, et le bruit de mon convoi se modifiait ; il devenait plus puissant, plus réel, et me tirait de l'engourdissement dans lequel je me trouvais.
La température baissait et j'ai aperçu des taches blanches sur les talus. La neige ! Nous étions dans le Morvan. La route sinuait dans une région désertique où l'on n'apercevait aucune habitation. Puis les arbres eux-mêmes ont disparu et ç'a été le chaos : un sol galeux, hérissé de grosses roches et de broussailles malingres.
A ce moment, mon compresseur s'est mis à faire des siennes ; il produisait un vilain bruit comme lorsqu'une bielle est coulée. J'ai arrêté le camion et je suis descendu pour réparer. La route était gelée et j'ai failli tomber ; il a fallu que je pose mes chaussures afin de pouvoir aller et venir sur la pellicule de glace. Un vent froid m'a mordu les oreilles. La nuit était éclairée par la neige ; cela produisait une sorte d'aube inerte qui dégageait par en dessous les contours imprécis d'un horizon mort. J'ai vérifié le compresseur et nous sommes repartis. Maurois ne dormait plus, mais il flottait dans une somnolence triste ; il avait le regard fixe et soucieux ; il ne m'a pas demandé la cause de notre arrêt. Il ne voyait rien d'autre que le projet qu'il semblait ruminer, il ne prêtait aucune attention au paysage et ne s'intéressait pas à la fuite maladroite des oiseaux de nuit, captivés et effrayés par la lumière des phares.
J'ai fini par attraper sa torpeur comme on attrape un rhume de cerveau. Je me suis senti lourd, tout à coup, oui, lourd et inconsistant. J'ai été hypnotisé par la route et par le lent défilé des bornes qui, avec une régularité affolante, bondissaient hors de l'obscurité pour s'engloutir aussitôt. Mes yeux me cuisaient, mes paupières s'abaissaient malgré les efforts que je faisais pour les garder ouverts. Ma tête était devenue tellement lourde que je la tenais inclinée sur ma poitrine ; un bien-être douceâtre me plongeait dans un louche enchantement. Je me crispais sur ma direction, mais une force irrésistible m'entraînait sur la gauche. Deux, puis trois fois, j'ai regagné le milieu de la route, d'un coup de volant commandé par l'instinct de conservation. Je n'entendais plus le ronron du moteur ; mes oreilles étaient charmées par un bruit délicat, interrompu parfois par un appel chuchoté dans lequel je croyais déceler la voix d'Hélène.
J'ai commencé à livrer alors mon vrai combat de routier : celui qui, invariablement, nous met aux prises avec le sommeil. Je me suis pris à siffloter, mais mes lèvres engourdies n'émettaient aucun son continu. Puis j'ai fumé et la cigarette s'est consumée seule, comme si elle avait été abandonnée sur un cendrier. J'essayais de me captiver pour une idée générale ; je pensais à Hélène, à notre vie commune, à l'avenir que nous préparions à cet instant même, chacun de notre côté. Mes pensées, tout d'abord limpides, se brouillaient, elles s'embusquaient derrière les bornes, s'accrochaient aux buissons, s'effilochaient et je glissais sans presque m'en apercevoir dans la torpeur ouatée qui me tentait comme un lit. Alors j'ai imaginé l'accident que je devinais en puissance : le choc terrible, l'écrasement, l'éboulement douloureux et bruyant dans l'inconscience et peut-être la mort. Il ne me causait aucun effroi ; au contraire, il évoquait pour moi une idée de repos infini qui accroissait encore mon sommeil.
La route, soudain baignée par le clair de lune, se développait devant le pare-chocs. Elle s'en allait avec son visage sinistre vers des lointains insensibles, entraînée par la farandole des bornes.
Un écriteau : Joigny, 45 km.
Je l'ai lu sans le comprendre. Depuis longtemps les arbres avaient recommencé à longer la route ; la neige avait disparu. J'ai enfoncé l'accélérateur ; le camion a presque bondi en avant.
Un instant, j'ai pu croire que la vitesse me sauvait tant je me sentais lucide, à l'aise et sûr de moi ; mais ça n'a pas duré. A nouveau ma vue s'est comme désagrégée. Il ne me passait sur la rétine que des images fulgurantes : des troncs d'arbres rectilignes, l'arrondi peint en rouge des bornes, des déchirures du ciel brouillé. La réalité des choses s'éloignait et se rapprochait de moi, alternativement, dans un lent mouvement de marée. L'espace d'un éclair, je distinguais sur le cadran de vitesse l'aiguille qui frémissait au-dessus du nombre 80, et immédiatement je perdais le contrôle de cette indication. Dormir !
Avant l'hiver, Hélène et moi étions allés faire la sieste, un après-midi, derrière le parc du château, sur ce versant de la colline où la vigne ne pousse pas. Nous étions étendus dans la bruyère et, à force de regarder le ciel sans nuages ni oiseaux, nous avions fini par nous assoupir. Maintenant j'avais l'impression que ce moment-là avait été le plus heureux de mon existence. Toute ma chair fatiguée le regrettait amèrement.
J'avais sommeil à en être malade.
J'ai arrêté le véhicule. Nous nous trouvions presque en travers de la route et un camion de Nice qui voulait nous doubler, après s'être escrimé à me demander le passage à grands renforts de phares-codes, a dû klaxonner puissamment pour me faire recouvrer ma lucidité. Ce tapage a réveillé Maurois plus vite que moi.
Il m'a regardé férocement.
— Vous dormiez ?
J'ai exécuté la manœuvre afin de me ranger en bordure du fossé droit.
— Presque…
Je n'éprouvais pas le besoin de me justifier. Tout me semblait dérisoire et plaisant. La courte fureur de mon patron ne m'atteignait pas. Je n'avais qu'une idée en tête : dormir.
— Je vais prendre votre place…
Seul le sens de ces mots a atteint ma compréhension ; la voix qui les proférait m'était étrangère. J'ai abandonné le volant, j'ai escaladé le bloc moteur, je me suis effondré sur la banquette de droite. J'étais fourbu, j'aurais voulu pouvoir rire d'aise avant de m'endormir…
Et j'ai dormi vraiment pour la première fois.
L'arrêt du véhicule m'a réveillé. J'ai rouvert les yeux péniblement. J'étais écœuré mais reposé. Cela m'a d'autant plus surpris que je n'avais sommeillé — le cadran du tableau de bord me l'indiqua — que deux heures.
— Alors, a questionné Maurois, ça va mieux ?
— Excusez ce coup de pompe, Monsieur, vous le voyez, je manque d'entraînement.
Il a haussé les épaules.