— C'est normal ; à l'avenir, emportez une Thermos de café très fort… Je ne connais que ce remède contre le sommeil.
Nous étions stoppés devant un bâtiment au-dessus de la porte duquel luisait faiblement l'enseigne rouge et bleu des routiers. L'air glacé, annonciateur de l'aube, m'a pénétré comme l'eau d'une douche. Il était tellement vif et pur que j'en ai eu le souffle coupé. Nous avons pénétré dans une salle basse où un petit homme mélancolique somnolait près d'un poêle. Il nous a salués d'un hochement de tête sans joie.
— Deux cafés ! a commandé Maurois.
Le gardien s'est levé comme à regret pour mettre à chauffer une casserole de café. Puis il est revenu nous rejoindre près du poêle et nous sommes demeurés immobiles tous les trois sans nous regarder, ivres de chaleur et de silence.
Le petit bol de café que j'ai bu a dissipé mon malaise. J'ai recouvré la plénitude de mes facultés. Je me suis senti libre et joyeux et j'ai voulu reprendre le volant. J'étais heureux de conduire, je trouvais cette besogne facile et l'accomplissais comme un jeu.
Nous avons traversé Auxerre à toute allure. Des camions de petit tonnage débouchaient des carrefours, chargés de légumes, et descendaient sur Paris par la nationale 7.
Un immense bleuissement rampait dans la campagne où flottaient des lambeaux de brume. Dans deux heures, peut-être moins, le jour allait se lever, et j'attendais cette aube avec émotion. Les panneaux indicateurs se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés. Paris ! Paris ! Paris ! Tous entonnaient le même hymne. C'était grisant. Je me suis tourné vers Maurois, j'exultais :
— Je suis content, vraiment content, vous savez.
Il a paru amusé.
— Comme vous êtes jeune et enthousiaste !
J'ai réfléchi un instant.
— C'est vrai, ai-je reconnu, je suis un impulsif. Pensez-vous que ce soit un handicap ?
Le maître de la Citadelle a haussé les épaules.
— Peut-être, a-t-il dit d'un ton dubitatif ; cependant, ce tempérament vous donne l'avantage des promptes décisions. En ce qui me concerne, voyez-vous, il m'est arrivé de regretter mon esprit réfléchi. La conclusion d'une affaire dépend souvent de la façon dont vous concevez celle-ci. Elle peut être ce que vous vous imaginez qu'elle est.
Il avait raison. Ma vie était faite d'impulsions. J'avais beau chercher, je ne trouvais dans le développement de mon destin que de brusques coups de volant.
Des cyclistes ont commencé d'apparaître. Ils pédalaient au ralenti, bercés par le zonzonnement de leur dynamo. Des fenêtres s'éclairaient dans les agglomérations. La vie reprenait paisiblement.
Paris ! Paris !
La route était parcourue par une caravane de véhicules disparates qui tous, chargés au maximum, s'en allaient déverser dans la capitale des monceaux de victuailles.
La lumière des mille phares pâlissait. La grande métamorphose du jour s'accomplissait. C'était puissant et irrésistible comme une inondation ; peu à peu, le contour des choses se transformait ; des couleurs inattendues surgissaient de l'ombre. Les confins de l'univers résonnaient de bruits inconnus. Nos visages, à Maurois et à moi, sont devenus livides. Nos figures et nos mains, comme vaporisées par une vapeur lubrifiante sécrétée par le moteur, étaient luisantes. Nous ressemblions à des bronzes polis par le frottement ; ainsi nos mains étaient pareilles à celles d'une statue aperçue dans une église et qu'il eût fallu toucher pour obtenir des indulgences partielles.
Les feux d'un projecteur tournaient comme des ailes lumineuses dans le ciel.
— Le camp d'aviation d'Orly ! m'a averti Maurois. Nous tenons le bon bout…
— Maintenant, lui ai-je dit, je me sens dans une telle forme que je serais capable de conduire votre cirque jusqu'au Danemark, s'il le fallait.
Nous avons longé l'aérogare où, dans le petit matin, s'affairait une foule bizarre autour d'avions illuminés comme des buildings. Ensuite, ça a été la banlieue, une station d'essence moderne à laquelle nous nous sommes approvisionnés…
Il a fait complètement jour… Des autobus rangés en bordure des trottoirs se garnissaient d'ouvriers et d'employés. Des garçons laitiers se dandinaient sur leur triporteur. Déjà, des reflets d'or s'accrochaient aux cheminées d'usines. Paris s'éveillait.
Paris ! Nous arrivions.
J'éprouvais l'orgueil du porteur de flamme au moment où il débouche sur le stade.
Nous avons effectué le déchargement aux Halles, dans une indescriptible cohue. J'étais saoulé de bruits et de mouvements. Tout en lançant aux forts à grand chapeau les cageots de légumes, du haut de mon camion, je regardais à pleins yeux cette vie particulière, colorée et dense, et des bribes du livre de Zola, Le Ventre de Paris, me revenaient en mémoire. Ces entassements, ces montagnes, ces pyramides de végétaux aux teintes vives me confondaient. L'odeur putride qui sourdait de ces amoncellements me prenait à la tête. Il me semblait que toutes les routes de France aboutissaient à ce monstrueux garde-manger.
Après le déchargement, Maurois, qui s'était absenté, est revenu. Il m'a indiqué l'endroit où l'on garait le camion : un immense hangar dans la rue Rambuteau. Puis il m'a emmené au Chien-qui-fume afin que nous puissions nous restaurer. Nous nous sommes installés au premier étage, dans l'angle d'une salle où achevaient de souper une bande de noctambules fatigués. Sur une petite estrade, deux musiciens, vêtus en tziganes de fête foraine, jouaient de l'accordéon et du saxophone pour tâcher — semblait-il — de se tenir éveillés. Ce n'est que lorsque le garçon a posé sur notre table une soupière fumante que j'ai compris à quel point j'avais faim.
— Habituellement, m'a averti Maurois, vous couchez dans le camion, mais, après ce premier voyage, j'estime que vous méritez un bon lit.
Il était sept heures lorsque nous avons quitté la table. J'ai respiré avec une certaine mélancolie l'air léger de cette journée ensoleillée que je ne vivrais pas, puisque j'allais la passer à dormir. A cet instant, j'ai eu besoin d'Hélène. J'ai pensé à elle avec désespoir ; je la sentais si loin dans notre pavillon de Saint-Theudère. Du moins était-elle en sécurité, là-bas. Elle devait s'éveiller dans notre vieux lit de bois. Elle se levait pour aller ouvrir les volets ; j'entendais le bruit des contrevents sur le mur et je voyais la poussière de plâtras qui coulait sur le lierre. C'était l'heure fabuleuse entre toutes où le parc se mettait à vivre vraiment. Hélène savourait ce spectacle et particulièrement ce matin-là, à cause de moi. J'étais embusqué derrière ses yeux pour contempler le ciel neuf dans lequel se dressaient des remparts crénelés de nuages. Des cris de bêtes montaient des taillis : l'air sentait la violette et la mousse mouillée. Et les cheveux d'Hélène… quel parfum menu et bouleversant ils dégageaient ! J'aimais à les respirer, les paupières closes. Pour moi, c'était l'odeur du bonheur.
— Vous paraissez méditatif, a remarqué Maurois.
J'ai secoué la tête. Ma poitrine se serrait, Paris m'écrasait. J'aurais voulu me précipiter dans la cabine du camion pour reprendre la route, pour fuir…
« Hélène ! »
C'est le dernier mot que j'ai balbutié avant de m'anéantir dans un affreux lit de fer à boules de cuivre. Je l'ai murmuré gravement, d'une façon un peu théâtrale, comme doit le faire un mourant lorsqu'il lui reste assez de forces pour s'admirer et se surprendre.
✩
Je me suis réveillé au crépuscule.
— J'allais précisément frapper à votre porte, m'a dit le garçon d'étage, le monsieur qui vous accompagne m'avait ordonné de vous appeler à six heures. Il a laissé cette lettre pour vous.