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Il allumait un de ses horribles cigares italiens et en tirait quelques brèves bouffées.

— Dans l'existence, achevait-il, il faut tout de suite s'efforcer de tomber du côté où l'on penche ; de cette façon, c'est chose faite et on ne perd pas sa vie à chanceler.

* * *

Nous sommes partis plus tard que de coutume, le maître de la Citadelle ayant été retenu par un fermier. Comme notre heure d'arrivée ne pouvait varier, il nous fallait rouler à vive allure ; tout retard aurait été une catastrophe, car nous transportions un chargement de pêches.

— Nous nous relaierons, m'a dit Maurois, je vais prendre le volant pendant une heure ou deux, tâchez de dormir.

Dormir !

C'est facile lorsque votre corps est soumis à ce perpétuel cahotement, lorsque à force de rouler, d'avaler des kilomètres, vous ne distinguez plus les heures de jour des heures de nuit, l'aube du crépuscule. Votre vie est éclairée, minutée, régie par la lumière et les cadrans du tableau de bord.

Je ne me le suis pas fait répéter… J'ai cherché une position commode, les pieds allongés, le buste glissé. J'ai regardé un moment la galopade verte des frondaisons ; cela me produisait l'effet soporifique d'une prière.

La chaleur du moteur montait du plancher et m'enveloppait les jambes dans une tiédeur de serre. C'était sédatif comme un bain de siège. Cette vague chaude a grimpé le long de mon corps ; je me suis endormi avec dans les oreilles le calme ronron du moteur, coupé par le raclement pénible du passage des vitesses.

Une exclamation — un cri plutôt — proféré par Maurois m'a éveillé.

Je me suis dressé sur mon siège. La nuit était venue. J'ai eu à peine le temps de comprendre que nous escaladions le talus, les phares ont comme malaxé une série de visions précipitées. Et puis ç'a été une cascade de chocs lourds, un éboulement furieux.

J'étais affolé et lucide. La route s'était rétrécie pour Maurois et il venait de passer entre deux arbres. Nous dévalions une pente abrupte. Nous étions jetés l'un sur l'autre et nous ne disions rien, car l'appréhension nous contractait. Je regardais Maurois sans le voir. Ce n'est que par la suite que je me suis souvenu de son visage gris, de ses lèvres vidées, de ses yeux traqués.

Ça m'a paru très long et ça a dû être très court.

J'ai eu l'impression de partir avec une gerbe lumineuse de feu d'artifice et d'éclater très haut sous un ciel de nuit. Un goût de sang. Un menu glou-glou. J'ai rêvé que je glissais sur les parois lisses et scintillantes d'un immense entonnoir.

* * *

Je ne suis revenu à moi qu'à l'hôpital. Et cependant j'avais perçu les phases principales de mon transfert.

Aux limites de mon subconscient bourdonnaient des voix. J'avais éprouvé une sensation de balancement très doux, puis de trépidation. Et une odeur acidulée était venue me chercher au fond de cette calme inconscience. J'avais examiné sans le moindre étonnement les murs ripolinés et le globe de verre laiteux fixé au plafond par une chaîne dorée. Je savais où je me trouvais et je considérais que c'était la suite logique de l'aventure. J'étais bien, sans doute m'avait-on fait une piqûre… Une infirmière s'était penchée sur moi.

— Ce n'est pas grave ? ai-je questionné.

— Non, m'a-t-elle dit ; une bonne commotion et des plaies à la tête, assez laides mais sans gravité ; deux jours de lit par mesure de sécurité et vous pourrez rentrer chez vous.

— Et la personne qui m'accompagnait ?

— Une jambe brisée en deux endroits et des points de suture un peu partout. Vous vous en êtes relativement bien tirés tous les deux.

— A-t-on prévenu chez moi ?

— Je suppose que oui.

Au petit jour, deux gendarmes sont venus me voir pour les formalités. Grâce à eux, j'ai pu avoir quelques détails sur l'accident.

Je ne m'étais pas trompé en pensant que Maurois avait été terrassé par le sommeil. Il ne croyait pas s'être endormi, mais reconnaissait cependant qu'il avait perdu la notion exacte des choses. Traversant la route, le camion avait escaladé le remblai, nous avions dévalé une pente rapide, d'une trentaine de mètres, avant d'aller nous écraser contre un pylône à haute tension en plein champ.

Plus tard, on m'a montré des photographies du véhicule. Je n'ai pu croire que l'on ait retiré deux êtres vivants de cet amoncellement de fer, de bois, de vitres et de pêches.

Dans l'après-midi, Hélène est arrivée en compagnie de Thiard. Ils avaient emprunté la B 2 car le train les aurait obligés à passer par V… Je suis reparti le soir même avec eux. Le docteur chantait en conduisant. Sur le siège arrière, Hélène me tenait dans ses bras.

C'était rudement fameux de vivre encore.

Je me suis laissé dorloter.

A Saint-Theudère, je faisais figure de héros. Les journaux du département avaient reproduit une photo du camion accidenté et tous les paysans ont découpé l'image afin de l'épingler sur le calendrier des Postes.

Au bout de huit jours, mes blessures étaient cicatrisées. Je me suis rendu à la Citadelle, en compagnie d'Hélène, pour prendre des nouvelles de Maurois que l'on avait ramené en ambulance. Le viticulteur s'est montré charmant. Il m'a parlé d'un ton affectueux qui contrastait avec ses manières bourrues.

J'ai aisément compris sa façon d'agir ; lorsqu'on a couru un grave danger aux côtés d'un homme, on ne peut s'empêcher d'éprouver par la suite une âpre attirance pour cet homme-là. A un certain moment, il a fait un signe et sa femme a emmené Hélène au salon sous le prétexte de prendre le thé.

— Mon cher, m'a-t-il déclaré, s'il vous était arrivé quelque chose, je crois que le reste de ma vie en aurait été empoisonné…

— Ne vous tracassez pas, me suis-je écrié, et croyez-moi, monsieur Maurois, je sais ce que c'est que le sommeil. Bon Dieu, j'en ai souffert comme d'une maladie, au début.

Le blessé a poussé une exclamation qui voulait ressembler à un rire.

— Vous n'y êtes pas. Je n'éprouvais pas le moindre besoin de dormir. Savez-vous pourquoi j'ai risqué nos deux carcasses ? Pour un malheureux lapin qui traversait la route !

Il s'est amusé de ma stupeur. Il semblait presque fier de lui.

— J'ai voulu le coincer ; ce salaud-là allait plus vite que nous. Dans l'ardeur de la poursuite, j'ai perdu le contrôle de la direction… Un vrai gosse… Vous ne m'en voulez pas, hein ?

A mon tour, j'ai ri.

— Voilà une chasse qui vous revient cher, ai-je fait remarquer.

Il a haussé les épaules.

— Baste, l'assurance paiera. Seulement, l'ennui est que le trafic est fichu. Le temps que je guérisse et que j'achète un nouveau camion, les péquenots auront pris l'habitude de charrier leurs denrées au chemin de fer, surtout que nous sommes en plein été… Enfin, je verrai.

Il a réfléchi avant de poursuivre :

— Ce qui me contrarie, c'est que vous voilà sur le sable. Tenez, a-t-il dit en sortant deux enveloppes du tiroir de sa table de chevet. Dans celle-ci, vous trouverez trois mois de traitement ; vous en aurez besoin d'après ce que j'ai vu — il faisait allusion à la taille d'Hélène. Dans celle-là, il y a un mot de recommandation pour une maison de transport lyonnaise dont je connais le directeur. Évidemment, c'est loin d'ici, mais vous pouvez avoir besoin de travailler un jour, aussi n'ai-je pas daté la lettre.

J'ai remercié Maurois de mon mieux. C'était encore plus difficile d'exprimer sa gratitude à un type comme lui qu'au docteur Thiard.