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Mais ces gens-là ont l'œil exercé ; ils savent interpréter les silences.

* * *

Hélène ne voulait plus que je quitte Saint-Theudère. Les routes l'effrayaient.

— Si tu pars, me répétait-elle, tu finiras par te tuer. Et je serai obligée de vivre tout de même, à cause de Jacques.

Elle parlait de l'enfant que nous attendions comme s'il avait toujours existé. Elle l'avait déjà fini depuis longtemps par la pensée. Elle trouvait que ce prénom convenait très bien ; moi, j'avais lancé Jacques au hasard, pour éviter surtout qu'elle ne propose de l'appeler comme son frère. Elle était d'une sérénité qui me troublait ; j'étais tourmenté à la pensée de ce qui allait se produire lors de la naissance, au moment où il faudrait déclarer le bébé à la mairie. Certes, je le reconnaîtrais, mais Hélène n'avait aucune pièce d'identité en sa possession. J'envisageais déjà de lui faire établir de faux papiers. Cette question me préoccupait beaucoup. Pendant plusieurs semaines, j'ai essayé de reprendre mes occupations premières. Mais je travaillais sans ardeur. Je n'avais plus le moindre désir de jouer au mécanicien ambulant. La route m'appelait.

Je cherchais le moyen d'expliquer à Hélène cette nostalgie sans la heurter. Je regardais sans cesse du côté de la nationale, et je pensais à cette bataille que je livrais presque chaque nuit. Tout ce qui m'inquiétait, lorsque j'accomplissais le trafic, me faisait maintenant défaut. Je regrettais ce qui-vive incessant qui vous fait ouvrir l'œil et tendre l'oreille. J'avais besoin de partir, de me lancer avec un chargement à l'assaut des distances. Toute la poésie de la route me remontait au cœur. Je l'évoquais comme un souvenir d'enfance. Ma mémoire ressemblait à un rétroviseur ; il y défilait à rebrousse-poil un film ininterrompu et sans cohésion des paysages de France, bien léchés comme des aquarelles consciencieuses ; des routes à l'aspect désertique au bord desquelles les buissons prenaient, la nuit, des formes de monstres accroupis… Il me manquait aussi l'odeur, le bruit et la chaleur du camion.

J'ai essayé très prudemment de faire comprendre cela à ma compagne.

Eh bien, m'a-t-elle dit naïvement, pourquoi n'essaierais-tu pas d'organiser un petit service régulier de la gare, ici, comme tu avais commencé de le faire auparavant ?

— Avec la B 2 ?

— Pourquoi pas ?

— Mais tu rêves, ma pauvre chérie. Cette vieille casserole ne roule que par la force de l'habitude, un de ces jours elle va se flanquer à plat ventre et le bon Dieu lui-même ne pourra pas la faire rouler.

Les choses en sont restées là. Nous avons mangé l'argent remis par Maurois avec insouciance, après avoir commandé chez l'ébéniste un berceau breton pour le bébé.

Lorsque les fonds ont été taris, j'ai embrassé Hélène en clignant de l'œil. Je tenais la lettre de recommandation à la main.

Elle est allée préparer ma valise sans rien dire.

Chez V.I.L., c'était la bonne maison à condition d'être consciencieux et de ne pas rechigner à l'ouvrage. Cette firme, l'une des plus importantes de Lyon, comportait un matériel très perfectionné de dix véhicules, parmi lesquels on comptait des citernes de vingt-deux hectolitres et des camions frigorifiques. Il y avait un immense atelier de dépannage où s'activaient deux mécaniciens, et près de quinze chauffeurs roulaient sans trêve.

— Vous tombez à pic, m'a déclaré le directeur, justement un de nos conducteurs vient d'attraper une pleurésie. Je puis vous embaucher pour la durée de son absence.

Je n'en demandais pas davantage et, deux heures plus tard, je roulais sur Marseille au volant d'un superbe « Mack », avec un chargement de caisses à destination des colonies.

Je chantais en descendant le cours du Rhône.

* * *

A Marseille, le conducteur devait chercher lui-même son fret avant de remonter, et il touchait un pourcentage sur sa charge. J'avais la liste des entrepositaires avec lesquels ma maison était en relations. Je n'ai pas perdu de temps à regarder les négrillons pêcher les crabes dans le vieux port. A peine le « Mack » a-t-il été vidé que j'ai entrepris ma collecte.

Elle a très bien marché : deux cargos en provenance de Dakar et d'Alger étaient arrivés la veille, les cales pleines de balles de laine à destination de Lyon. J'avais la chance de mon côté.

Je suis rentré par Arles où un de mes compatriotes tient un commerce de quincaillerie en gros. J'ai déjeuné chez lui, bu quelques pastis en évoquant des souvenirs pleins de gosses en blouse noire. Cette fragile bouffée de passé a un peu dissipé la tristesse qui me tourmentait lorsque je pensais à ma chère Hélène qui concevait tristement dans le pavillon de Saint-Theudère, en m'attendant.

Je suis reparti au début de l'après-midi. J'aime la vallée du Rhône triomphale, ses villages de pierres aux toits décolorés, ses châteaux forts orgueilleusement dressés sur des pitons rocheux, et ses vignobles prestigieux.

A sept heures du soir, j'étais de retour à Lyon à la surprise satisfaite de mes patrons qui m'ont complimenté.

* * *

Lyon-Grenoble — Lyon-Chambéry — Lyon-Valence — Lyon-Dijon. Pendant dix jours j'ai voyagé sans arrêt, me reposant quelques heures sur les banquettes ou les couchettes des camions. Sautant du « Mack » dans le « Berliet », du « Berliet » dans le « Bernard », mangeant au hasard de ma faim et des bistrots de routiers. Enfin, j'ai obtenu deux jours de congé et je me suis précipité à Saint-Theudère.

J'y ai retrouvé une Hélène pâlie et triste dont l'aspect m'a navré.

— Pierre, m'a-t-elle dit, je n'en peux plus. Aie pitié de moi. Les femmes des routiers sont comme les femmes de marins ; elles doivent passer leur vie à attendre et j'ai tellement attendu depuis toujours… Tu m'entends ? depuis toujours… J'attendais quelque chose, quelqu'un… Et au moment où je n'espérais plus rien, où j'atteignais le fond de l'abîme, tu es venu, mon amour… Et il me faut t'attendre encore.

Elle s'est mise à pleurer. J'ai pris sa tête dans mes mains. Je l'aimais tristement. J'étais prêt à tous les sacrifices.

Depuis pas mal de temps une idée me harcelait. J'ai vu que le moment était venu de la creuser au grand jour.

J'avais été frappé de ce qu'aucune ligne routière ne reliait ce gros bourg à la ville. Je m'étais informé auprès des commerçants ; ceux-ci m'avaient appris qu'avant guerre un vieux bonhomme avait organisé un service plus ou moins régulier en se servant d'un petit car Renault exténué. La guerre avait enrayé sa louable activité. Le vieillard était mort et ses héritiers avaient vendu le car aux Allemands.

Je suis allé trouver Thiard, l'après-midi, pendant qu'Hélène faisait sa sieste. Le brave docteur ouvrait un panaris et j'ai attendu à l'auberge. Je me trouvais dans un tel état d'exaltation que j'ai aussitôt abordé le sujet qui me tenait au cœur devant madame Picard.

L'hôtesse lisait le journal, seule dans la salle ombreuse du café. Je me suis assis en face d'elle.

— Madame Picard, ai-je commencé d'un ton emphatique qui m'amusait, savez-vous quel est le jour de marché à V… ?

— Le vendredi, m'a-t-elle répondu.

— Oui, ai-je poursuivi, c'est le vendredi ; y allez-vous quelquefois ?

— Très rarement.

— Pourquoi ?

— Voyons, s'est-elle exclamée, vous savez bien que la gare est trop éloignée.

— Nous y voilà. Si le service de car qui fonctionnait en 39 était rétabli, iriez-vous plus souvent au marché ?