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— Sans doute toutes les semaines.

J'ai savouré cette affirmation. Comme, sur ces entrefaites, le docteur survenait, j'ai exposé mon plan à mes deux interlocuteurs.

Car c'était bien d'un plan qu'il s'agissait, et ce plan se développait dans mon esprit à mesure que je le commentais. Je parlais avec certitude du car moderne qui, un jour prochain, conduirait les habitants de Saint-Theudère à leurs affaires, et qui ramènerait des touristes au village.

— Voyons, me suis-je écrié, emporté par les arguments qui affluaient à mes lèvres, vous habitez un pays magnifique et vous ne vous en rendez pas compte. Votre église a plus de mille ans ; des ruines plus vieilles encore s'écroulent dans vos champs ; je comprends que ce spectacle, à force de vous être familier, vous laisse indifférents, mais songez à ceux qu'il intéresserait. Il suffirait d'un minimum de publicité pour donner un essor touristique à Saint-Theudère. Et puis, avec un car nous pourrions organiser des circuits, des pèlerinages ; il y en a, des bigots dans la région, et des mal foutus pour lesquels le docteur ne peut rien et qui rêvent d'aller tremper leur pied bot, leur ulcère, leur tuberculose osseuse, leur cancer du pylore dans l'eau bénite de Lourdes ! Il y en a des jeunes gens qui aimeraient aller dans les fêtes le dimanche ; et des anciens combattants qui voudraient revoir Douaumont, et des vieilles filles dont le rêve est d'assister à un coucher de soleil sur la baie de Nice… Eh bien, nous pourrions organiser tous ces voyages, emmener chacun dans le coin de France qui l'appelle ! Hein, qu'en dites-vous ?

Le docteur secouait la tête affirmativement en caressant sa barbe ; madame Picard souriait sans quitter son air lointain.

— Voilà pour le beau fixe, a dit Thiard au bout d'un instant de méditation. Maintenant, passons aux objections : vous savez qu'une loi datée du 19 avril 1934 interdit la création de nouvelles lignes de transport routier ?

— Je l'ignorais, ai-je avoué, mais je suppose que la licence de feu le créateur du service d'avant-guerre est toujours valable. Il faudrait étudier la question. Par ailleurs, j'ai, depuis la Libération, des amis bien en place auxquels je pourrais éventuellement demander aide et assistance…

— Fort bien… (Il préparait son objection-massue pour la fine bouche.) En somme, il ne manque que les capitaux.

— Oui, seulement…

— Ça n'a pas l'air de vous préoccuper outre mesure !

Je pensais que Maurois ne manquerait pas de s'intéresser à mon idée.

Je le connaissais et mon espoir ne se basait pas seulement sur l'amitié qu'il me portait, mais aussi sur son flair de brasseur d'affaires.

Nous avons bu force tournées de marc pour célébrer, comme il se devait, l'heureux projet que je venais de rendre public. Après quoi, j'ai regagné le pavillon.

Je me trouvais dans un état d'optimisme favorable aux grandes entreprises. Le soir même, j'ai écrit une longue lettre au maître de la Citadelle.

— La maison V.I.L. compte absolument sur moi pour un transport de vins de Bordeaux, ai-je dit à Hélène ; sitôt de retour à Lyon, je les quitterai pour revenir définitivement auprès de toi.

Elle m'a regardé longuement pour essayer de voir si j'étais sincère.

Je l'étais.

* * *

La vie est bien étrange. Vous faites la connaissance d'une foule de gens. Pendant des laps de temps plus ou moins longs, ceux-ci participent — par leur seule présence — à votre existence. Puis, un concours de circonstances les fait s'éloigner de vous. Ils s'anéantissent et les choses continuent à suivre leur cours normal. Rien n'interrompt votre trajectoire de fœtus attardé. Et voilà qu'un jour ils réapparaissent à nouveau ; ils entrent sur la scène de votre petit théâtre intime ; ils viennent accomplir leur mission puérile et creuse de marionnettes inconscientes. Trois petits tours et puis s'en vont…

Depuis ma fuite de V… en compagnie d'Hélène, je n'avais pas revu Mathias. Je ne pensais plus à lui. Il était allé rejoindre la cohorte des ombres en sommeil, remisées dans le magasin d'accessoires. Nous avions combattu ensemble, mangé dans la même gamelle, bu au même bidon, troussé les mêmes filles, connu les mêmes angoisses. Il était à mes côtés dans la fusillade des miliciens… Et tout de suite après, nos routes avaient bifurqué.

Je l'ai retrouvé chez V.I.L. où il était employé depuis près d'un an comme chauffeur. Ça s'est passé d'une façon très simple. Quelques minutes avant de grimper dans le Fiat pinardier, le chef du roulement m'a dit :

— Vous allez à Libourne avec Mathias.

Sur le moment, je n'ai pas prêté attention au nom, il y a tellement d'homonymes…

Soudain j'ai vu déboucher du garage ce grand diable de Mathias, long et gouailleur, échevelé et les yeux écarquillés.

— Mince alors, s'est-il exclamé, un revenant !

Je lui ai sauté au cou. C'était un chic type, serviable et insouciant. Avec lui, tout était facile à comprendre et à supporter.

On ne pouvait s'empêcher d'éprouver de l'affection et de rire de joie en l'apercevant. Il aurait pu arriver chez vous pendant que vous étiez à table ou que vous comptiez vos économies sans que sa visite vous causât la moindre gêne.

Nous nous sommes hissés dans la cabine.

— Tu as le pognon et les tickets de gas-oil ? s'est-il inquiété.

— Yes.

— Alors en route.

Il s'est mis au volant.

Je riais de voir ses longues jambes repliées sous la direction.

Pendant la traversée de la ville nous n'avons presque pas parlé. Il fredonnait Lily Marlène ; nous chantions beaucoup cette chanson pendant la guerre. Je ne sais plus qui avait adapté des paroles idiotes sur cet air-là. Mathias me regardait en clignant de l'œil et riait lui aussi d'allégresse. Lorsque nous avons attaqué la côte de Champagne, il s'est mis à me questionner.

— Raconte-moi ce que tu es devenu. Que s'est-il produit pour que tu disparaisses ?

— L'amour, ai-je dit d'un petit ton pudique.

— Ça y est, j'y avais songé. Je m'étais dit : avec son tempérament rêveur, il a filé avec une poupée. Alors ça gaze ?

Je lui ai brossé un tableau assez exact de notre vie, en omettant bien entendu de relater dans quelles circonstances j'avais connu Hélène.

Mathias, enthousiasmé, lâchait son volant et se tapait les cuisses.

— Y a qu'à toi que ça peut arriver des trucs pareils ! Alors tu loges dans un parc, sacré baron ! Moi j'ai toujours rêvé de dormir dans un pavillon et d'être réveillé au petit jour par des tourterelles. Dis, Pierrot, y a des tourterelles dans ton château ?

— Oui, ai-je affirmé, heureux et presque fier de son admiration. Il y a même des faisans.

— Et ça ne te démange pas d'empoigner ton flingot ?

— Je n'ai plus de flingot.

— Sans blague ?

— Sans blague. Vois-tu, Mathias, c'est fini, tout ça. Regarde un peu par la portière, tu ne trouves pas la campagne bien plus belle sans fusils ?

Il a pris une attitude grave ; sur son visage mouvant, cela ressemblait à de la contrariété.

— D'un côté, tu dois avoir raison, tu as toujours pensé des trucs bien sentis… Mais, pour être franc, a-t-il enchaîné, je dois te dire qu'à certains moments je regrette la bagarre. Je me sens tout nu ; c'est comme l'histoire du petit bossu, je te l'ai jamais racontée ? Quand j'étais apprenti, y avait dans notre usine un bossu qui s'envoyait des bons coups de pinard, histoire d'oublier le compteur à gaz qu'il charriait dans son dos. Un jour qu'il était plus blindé que d'habitude, les copains l'ont foutu à poil. Si tu avais vu sa tête, ça l'a dessaoulé illico. Eh bien ! tu vois, après la Libération, je me suis retrouvé tout désemparé comme le petit bossu d'autrefois… Et maintenant encore, malgré le boulot, ça ne tourne pas toujours rond, tu saisis ce que je veux dire ?