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— Bien sûr…

— Bon, ah bon.

Il a paru méditer, puis a éclaté de rire.

— T'as pas vu ? m'a-t-il demandé. Je viens d'écrabouiller un hérisson…

Nous avons dîné à Lapalisse.

— Mon petit vieux, a déclaré Mathias, il s'agit de se nourrir convenablement. Pour moi, la bouffe, c'est le meilleur de l'existence. Je connais, dans le coin, un restaurant à la hauteur, qui n'a pas son pareil pour le gigot aux haricots.

Nous avons rangé le mastodonte en bordure de la rue principale. J'ai mis les feux de position. Le soir tombait. Des estivants prenaient l'apéritif aux terrasses des cafés. Des touristes anglais, casqués de blanc, réparaient leur motocyclette, assis sur le trottoir.

Les voix résonnaient étrangement. Était-ce à cause de la présence de Mathias ? Mais, ce soir-là, tout me paraissait heureux et plein de sécurité. Cette petite ville sentait le travail fini, la poussière chaude, le Martini-zeste… Elle se baignait languissamment dans un odorant crépuscule d'été et s'enveloppait dans ses ombres.

On nous a servi à manger en terrasse. La bonne chère et les facéties de mon compagnon me rendaient optimiste.

— C'était l'heure paisible où les lions vont boire, ai-je récité à mi-voix.

— Moule-nous avec ta poésie, a ordonné Mathias, la bouche pleine ; déguste-moi plutôt ce melon frappé.

Il m'amusait.

Je découvrais brusquement, non sans surprise, à quel point m'avait manqué, depuis un an, la présence d'un camarade. J'avais vécu pendant cette période avec trop de gravité. Mon amour, mes remords, mes soucis n'avaient presque pas connu cet apaisement que des amis d'âge égal s'apportent en se fréquentant.

J'ai vidé mon verre et j'ai attendu la bouffée de chaleur qui suit l'ingestion du vin, cette exhalation amicale qui vous enveloppe la tête comme un linge chaud.

* * *

La nuit était complètement tombée lorsque nous sommes repartis. C'était à mon tour de conduire. Mathias a grimpé sur la couchette. Il s'est enroulé dans la vieille couverture noirâtre dont on ne pouvait préciser autrement la couleur tant elle était sale et graisseuse.

— Avant de démarrer, ouvre donc les réservoirs, m'a-t-il conseillé ; c'est pas la peine de charrier plus loin les trois mille litres de flotte qu'on a mis dans les citernes pour les rincer.

J'ai obéi. Je suis allé au caisson de droite où aboutissaient les six robinets d'écoulement et je les ai ouverts à fond. Après quoi j'ai escaladé le marchepied et claqué la portière. Mon camarade ronflait déjà. Je n'avais pas parcouru dix kilomètres qu'une conduite intérieure m'a fait un appel de phares ; elle m'a doublé et s'est rangée à quelques mètres du camion. J'ai cru que c'étaient les flics de la route. J'ai stoppé. Un type à cheveux blancs a couru à moi.

— Dites-donc, a-t-il crié, il doit y avoir des fuites à votre réservoir, ça pisse à gros bouillons.

— Je sais, c'est de l'eau… Merci quand même.

Il a eu l'air déçu et j'ai presque regretté que son altruisme se soit manifesté pour rien.

Le court arrêt avait éveillé Mathias.

— Tu vois, a-t-il murmuré, sur la route les types deviennent tous des copains.

Puis il s'est remis à ronfler.

* * *

La route décrivait une courbe aisée qui amorçait une descente. Montluçon, généreusement éclairée, s'étalait au bas de la côte. Elle possédait une allure de très grande ville, avec ses avenues marquées par un gigantesque pointillé lumineux. Je l'ai traversée rapidement. Des chiens errants se garaient lentement à notre approche et ne nous regardaient même pas passer tant ils étaient préoccupés par de louches désirs. Lorsque, sortant de cette vallée lumineuse, j'ai retrouvé la nuit molle, croulante d'étoiles, le sommeil a commencé à me brûler les paupières. Alors j'ai secoué Mathias. Il a poussé un grognement et s'est assis en bâillant sur le bord de la couchette, les jambes pendantes. Il s'est frotté les joues. Sa barbe avait poussé ; une barbe rousse qui produisait un bruit de paille.

— Tu parles, m'a-t-il grommelé. Je rêvais à Borchin… C'est de t'avoir retrouvé ; ça m'a rebranché avec le passé ; tu te souviens de sa figure de petite fille effrontée ? Tu sais comment il a fini ? Nous étions en Savoie, un gamin est venu nous dire qu'un des nôtres avait été tué dans une embuscade et que son corps gisait sur le bord de la route. J'ai dit que j'allais le chercher avec la camionnette, mais Borchin a voulu me doubler en douce ; il a filé avec la Simca et les boches lui ont balancé une grenade sur la gueule. J'ai vu son cadavre brûlé, on aurait dit celui d'un chien. Je l'ai ramené dans du grillage….

— Oublie tout ça, ai-je conseillé brusquement, si brusquement en vérité que Mathias m'a regardé d'un air surpris. Alors quoi, tu ne vas pas ruminer la guerre pendant le reste de ta vie ? Il y a d'autres choses qui donnent heureusement aux hommes le sentiment de leur grandeur.

— Oui, et quoi par exemple ?

— L'amour… le travail…

— Ce que tu es pompier, on croirait entendre un discours du père Nous-Voilà.

* * *

Nous sommes descendus pour uriner contre les roues du tracteur. Les citernes s'étaient complètement vidées et j'ai refermé la porte du caisson. J'avais arrêté l'attelage à cinquante mètres du passage à niveau.

— Couche-toi, m'a dit mon ami, je vais emplir ma gourde à la fontaine du garde-barrière.

— Vérifie le gas-oil.

Pendant que je soupirais d'aise en m'allongeant sur le dur matelas de la couchette, je l'entendais jauger le réservoir.

— Tu avais raison, il n'y a presque plus de jus, m'a-t-il crié. J'ouvre la réserve.

J'ai écouté décroître le bruit de ses espadrilles sur la route. Puis je me suis ouvert au concert plaintif de la nuit. Les grillons et les grenouilles s'en donnaient à cœur joie. Je devais les entendre encore en dormant.

Des jurons m'ont réveillé. Combien de temps avais-je dormi ? Je ne pouvais me livrer à la moindre estimation.

— Que se passe-t-il, Mathias ?

— Cré nom, je n'y comprends rien de rien, le bateau ne veut plus avancer et pourtant le moulin tourne rond.

Nous attaquions une montée ; Mathias avait beau appuyer sur le champignon, le véhicule ne bougeait pas. Il était parcouru d'un frémissement. On le devinait dans la plénitude de sa puissance, mais on aurait dit qu'une main formidable le retenait.

— Si nous étions en hiver, je jurerais qu'il patine sur le verglas.

Ce point de vue a déclenché chez Mathias un concert d'imprécations, de cris, d'onomatopées. Il s'est rué hors de la cabine.

Je l'ai suivi. Effectivement, un ruisseau brun coulait du camion sous les roues arrière. Nous avions dû perdre au moins cent litres de gas-oil. Pour repartir, il a fallu glisser des branchages sous les roues de la citerne ; mon compagnon faisait piètre figure.

— Je suis une vraie cloche, s'emportait-il, un gamin, un idiot…

Je l'ai calmé de mon mieux. Bientôt il a cessé ses vociférations.

— Regarde si la vie est couenne, a-t-il dit ; tout à l'heure, le type en traction nous cavalait après pour nous signaler que la flotte coulait des cuves, et cette fois nous nous vidons sans que personne ne lève le petit doigt.

— C'est que nous sommes seuls sur cette route, lui ai-je fait remarquer. Nous devons compter sur nous, uniquement.