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— Oui, a-t-il admis, c'est vrai ; tu avais raison de dire que le travail… Qu'est-ce que tu racontais déjà au sujet du travail ? Bon, voilà que je ne m'en rappelle plus… En tout cas, c'était pas bête…

Nous avons atteint Libourne à midi le lendemain. Aucun autre incident n'avait troublé notre voyage. Mathias était d'une extraordinaire endurance. Il voulait toujours conduire et, en deux heures de sommeil, il récupérait complètement. Ç'a été pour moi, jusqu'à notre point de destination, une randonnée de tout repos. Je passais la moitié du temps, vautré sur la couchette à regarder défiler le paysage, tandis que mon camarade chantait des refrains bachiques d'une attendrissante voix de fausset. Partout où nous nous arrêtions, les gens accouraient afin d'admirer notre attelage. C'était toujours les mêmes questions : « Quelle est la contenance des citernes ? Combien le tracteur fait-il de chevaux ? », etc.

— J'ai l'impression, m'a dit Mathias, de véhiculer une ménagerie. C'est incroyable ce que les hommes s'épatent facilement ; et dire qu'ils blaguent les vaches parce qu'elles regardent passer les trains !

Le marchand de vin, prévenu par téléphone, attendait. A peine étions-nous arrivés qu'il a grimpé dans la cabine.

— Nous allons charger à Sainte-Radegonde, a-t-il déclaré ; faisons vite si vous voulez repartir ce soir, car à six heures le type de la régie ferme boutique, et vous n'auriez pas vos papiers.

Il nous a fallu près d'une heure pour parcourir les quelque vingt kilomètres séparant la coopérative de Libourne. Pendant que les employés des caves emplissaient nos cuves, j'ai musé dans le village, au milieu des vignobles. Je suis tombé en arrêt devant le bureau de poste. Toutes les fois que je me trouve éloigné d'Hélène, c'est à proximité des gares et des postes que j'apaise le mieux ma tristesse. Je suis entré dans l'étroit local fleurant l'affiche moisie et l'encre violette. J'avais le banal désir d'expédier une carte postale, mais je me suis dit que j'arriverais à destination avant elle. J'ignore pourquoi j'ai demandé :

— Combien d'attente pour V… ?

La postière a consulté un cahier couvert de moleskine noire.

— Environ trois quarts d'heure…

J'ai calculé rapidement : de V… à Saint-Theudère, habituellement, il fallait compter un quart d'heure pour obtenir la communication. Par ailleurs, emplir notre citerne et établir les papiers de régie prendrait au moins deux heures. Je pouvais risquer ma chance.

J'avais remarqué que Maurois possédait un appareil téléphonique dans sa chambre ; malgré sa blessure, je pourrais donc lui parler. Je grillais cigarette sur cigarette dans la petite salle réservée au public. A chaque grelottement du timbre électrique, je sursautais et fixais la postière qui parlait normalement malgré son accent méridional. J'ai lu toutes les affiches sur l'emprunt national, la caisse pour la vieillesse et les principales lignes de poste aérienne. Les aiguilles de l'horloge électrique rampaient sur le cadran. Enfin, après un nouvel appel de la sonnerie, la jeune femme s'est tournée vers moi.

— C'est pour vous !

Je me suis précipité dans la cabine. Un univers de voix grouillait dans l'écouteur. Ces voix aux multiples inflexions conversaient, s'appelaient, se répondaient… J'avais peur de ne pouvoir trouver mon interlocuteur dans cette cacophonie ample et nombreuse, mais un « Allô » lointain a frappé mes oreilles malgré sa faiblesse — ou plutôt à cause d'elle — j'ai compris qu'il m'était destiné. Les autres bourdonnements se sont évanouis, il n'est plus resté que cet « Allô » fragile, crié à Saint-Theudère.

C'était le secrétaire de Maurois. Je me suis nommé et j'ai demandé à parler à son patron.

— Et surtout, ai-je déclaré d'un ton enjoué, ne me dites pas qu'il est à la chasse…

Quelques secondes plus tard, j'avais le viticulteur au bout du fil. Avant que nous ayons échangé les rituelles formules de politesse, il s'est mis à aboyer :

— Sapristi ! c'est vous. Dites donc, la télépathie doit exister. Figurez-vous que depuis hier vous occupez toutes mes pensées. J'ai reçu votre lettre. Allô ! vous m'entendez ? C'est inouï que vous ayez eu cette idée de service. Parce que ça fait un bout de temps que j'y songe, moi aussi… La preuve en est que j'ai acheté la licence pendant la guerre. A tout hasard…

— Hein ?

— Ça vous épate… (Il jouissait de ma stupeur.) Vous savez bien que je flaire toutes les bonnes affaires. Bon. Arrivez en vitesse ; d'où téléphonez-vous ? Bordeaux ? Qu'est-ce que vous foutez à Bordeaux ? Du vin ? J'aurais dû y songer, pardi. Dès que vous serez de retour, collez votre démission chez V.I.L. Du reste, je vais leur écrire aujourd'hui pour leur expliquer.

Je suis sorti du bureau de poste en titubant. Ce n'est pourtant qu'à la coopérative que je me suis un peu enivré. Pas beaucoup… Juste assez pour que la vie achève de prendre la couleur dorée du vin que nous transportions.

Nous avons fait le plein de gas-oil à Libourne.

— Jamais nous n'aurons assez de carburant. J'avais juste les tickets nécessaires pour le voyage, et l'histoire du réservoir nous met dedans.

— T'inquiète pas, a dit Mathias, je connais un type à Montpellier qui nous en échangera contre du pinard. Il travaille dans un garage et il se débrouille en bricolant le compteur du poste.

— Où prendras-tu le vin ?

Il a eu une de ces mimiques effarées qui chaque fois déclenchait en moi une douce hilarité.

— Et qu'est-ce qu'on charrie ? s'est-il exclamé. Du chouette bordeaux ou bien de la m… ?

— Je te vois venir, mais as-tu pensé que la contenance de la citerne est vérifiée à un litre près ? Et puis la question ne se pose pas, puisque les scellés ont été posés.

— Ce que tu peux être innocent… Tu sais donc pas que la contenance de la citerne est calculée sans les six trous d'homme. Or, chacun a une capacité de vingt-cinq litres, c'est moi qui ai procédé au remplissage et je peux te jurer que je n'ai ôté les tuyaux que lorsque ça débordait. Tu saisis ? Quant aux scellés, je m'en moque.

Il a cligné de l'œil.

— Je t'expliquerai le truc, ça pourra te servir un jour…

— Tu es toujours le même resquilleur.

— Baste, a-t-il conclu, ça ne nuit à personne et à moi, ça me fait tellement plaisir !

Je me suis emparé de la carte routière afin de vérifier notre itinéraire de retour. Notre chargement nous commandait d'éviter les montagnes, aussi, d'accord avec la maison, avions-nous décidé d'emprunter les routes plates du Midi. Nous allions rentrer par Toulouse, Narbonne, Montpellier, Nîmes, Valence. Une belle randonnée… Mathias ne me parlait que des pastis qu'il allait m'offrir à Sète. Mais nous étions loin de la Méditerranée. Nous avons dîné dans un bastringue sur la route de Bordeaux, à quelques centaines de mètres des faubourgs ; une servante aphone nous a servi des coquilles Saint-Jacques empestant la pourriture. Je les ai mangées pourtant d'assez bon appétit, car j'avais le cœur en fête.

— A propos, s'est écrié Mathias, où étais-tu passé pendant que nous chargions ? Je parie que tu as repéré une bergère…

— Tu te trompes, je téléphonais.

— Ah ! Eh bien, mon vieux, tu as des passions coûteuses.

— C'était une conversation d'affaires, ai-je expliqué. Figure-toi que je vais réorganiser un service d'autobus à Saint-Theudère.

Il a poussé un petit gémissement qui voulait exprimer de l'admiration.

— Dis-donc, tu te défends ; moi, j'ai toujours rêvé d'être mon patron. Tous ceux qui s'échinent pour le compte d'autrui caressent cette idée-là. Peut-être que ça m'arrivera un jour, qu'en penses-tu ?