— Entrez, mes enfants ! Tâchez de trouver un siège libre et, avant de vous asseoir, assurez-vous qu'il est encore capable de vous soutenir. Que voulez-vous prendre ? Je n'ai que du lait et du marc, car je ne bois jamais autre chose.
Quand nous avons eu trempé nos lèvres dans la tasse de marc qu'il nous tendait, il s'est fait mystérieux et son regard vif s'est éteint.
— J'ai réfléchi à vous deux, cette nuit… Il faut absolument que vous trouviez à vous occuper au village. Saint-Theudère est un coin rêvé. Ici, la vie s'écoule sans qu'on s'en aperçoive.
— C'est vrai, ai-je reconnu. Voilà huit jours que nous sommes arrivés et le temps ne compte pas.
— Je suis sensible au même phénomène, ceci depuis quarante ans.
Un instant, son regard s'est allumé, puis il est retombé dans sa calme nostalgie.
— Que savez-vous faire ? m'a-t-il demandé.
— Voilà une question embarrassante, docteur. Connaît-on jamais bien la limite de ses possibilités ? Jusqu'en 1940 j'ai travaillé dans le dessin industriel. Puis j'ai été mobilisé dans le génie ; je conduisais des véhicules amphibies. Ensuite, ç'a été le stalag où je me suis découvert une foultitude de dons. Après mon évasion, j'ai exercé quelques petits métiers avant de me consacrer à la résistance.
— Vous avez en somme le curriculum vitae des hommes ayant réussi, si je me réfère aux interviews que je lis dans les journaux.
— C'est aussi celui de beaucoup de ratés.
— La question n'est pas là, a dit Thiard avec un petit sourire. Tout ce que je retiens de vos paroles, c'est que vous vous y connaissez en mécanique. Ça m'intéresse. Venez avec moi.
Je l'ai suivi derrière la maison où s'élevait un grand hangar. Le vieux toubib en a ouvert les portes. Il s'est produit aussitôt comme un bruit de galopade menue, et une tribu de rats s'est égaillée.
— Saloperie ! a crié le médecin. Ils dévorent tout ici. Si je n'avais pas une haine des chats plus violente que celle des rats, j'essaierais de m'en débarrasser. Il me semble parfois, la nuit, qu'ils viennent jusque dans mon lit… mais ce doit être l'ivresse qui me cause ces hallucinations.
Tout en parlant, il tirait à lui une grande bâche rapiécée, laquelle recouvrait un véhicule bizarre que je finis par identifier comme étant une vieille B 2, modèle cabriolet non décapotable.
Le docteur a considéré la vétuste automobile avec fierté.
— La seule voiture que j'aie jamais possédée, m'a-t-il expliqué. Comme vous pouvez le constater, elle a beaucoup servi. Voilà douze ans qu'elle ne marche plus. Essayez de la réparer… Sans doute n'en vaut-elle pas la peine, mais essayez tout de même… Et si vous parvenez à la faire rouler par ses propres moyens, je vous la donnerai… Non, non, pas de protestations, a-t-il crié, réprimant ainsi le mouvement que j'ébauchais pour refuser ce don inattendu. La seule satisfaction que je puisse encore tirer de cet engin, c'est de le voir se mouvoir. A quoi bon laisser pourrir avec moi plus longtemps cette guimbarde ? Seuls ces salauds de rats en profitent. Prenez-la, vous dis-je !
Il m'offrait la B 2 de bon cœur. Mais je compris qu'il s'agissait d'un vrai sacrifice, ça se voyait à la façon dont il la regardait. Je lui ai serré les mains sans rien dire et j'ai touché avec tendresse ses rides et ses veines dures.
— Vous ne pourrez pas exécuter un travail sérieux ici. Il faut pousser ce corbillard jusque dans la cour de l'hôtel. Là-bas, au moins, vous y verrez clair.
Nous avons appelé Hélène et tous trois nous nous sommes attelés à l'auto. Au jour, elle était décourageante à regarder. Rafistolée, crottée, brisée, épuisée, elle ressemblait à un cadavre d'auto. Avec ses pneus à plat, elle n'était pas d'un maniement aisé ; aussi ai-je dû avoir recours au Yougo pour lui faire traverser la route.
Lorsque enfin elle s'est trouvée au milieu de la cour de madame Picard, je l'ai examinée en détail, et j'ai fait la grimace.
— Votre diagnostic n'est pas fameux, hein ? m'a demandé Thiard.
J'ai toussoté en guise de réponse.
— Enfin, a-t-il ajouté après un haussement d'épaules, c'est une affaire à laquelle je suis étranger désormais.
Il s'est retourné plusieurs fois pour regarder sa B 2. Au fond, malgré qu'il ne s'en servît plus depuis longtemps, il devait bien l'aimer, sa bagnole.
Oui, le docteur Thiard c'était un type à s'attacher à n'importe qui, à n'importe quoi, comme le font ceux auxquels il manque une présence.
Lorsque j'ai entrepris de réparer l'auto, je me trouvais dans l'état d'esprit de celui qui se jette sur la bride d'un cheval emballé ou qui plonge dans un torrent pour repêcher un noyé. Ce travail ressemblait en effet à de l'héroïsme, tellement la voiture se trouvait dans un triste état.
La carrosserie recouverte de moleskine était crevée en plusieurs endroits. Le capot cabossé avait l'air d'un vieux chaudron et l'un des phares ne tenait plus au véhicule que par les fils branchés à la batterie. Le pare-brise était fendu, la malle arrière arrachée, et les manettes des portières me restèrent dans les doigts quand je voulus les ouvrir. Les rats, chose curieuse, avaient négligé de dévorer les pneus ; par contre, ils s'étaient délectés avec les banquettes, et celles-ci n'étaient plus représentées que par une double rangée de ressorts auxquels adhéraient encore des touffes de crin et des lambeaux d'étoffe.
Hélène riait en me voyant ressortir de l'automobile, les cheveux couverts de toiles d'araignées.
— Qu'en penses-tu ? m'a-t-elle demandé. Crois-tu que nous pourrons nous balader un jour là-dedans ?
Soudain je me suis vu assis au volant, avec elle à mes côtés, et ça m'a galvanisé.
— Tu verras ! ai-je promis.
J'ai commencé par sortir ce qui subsistait des banquettes et par balayer les crottes de rats recouvrant le plancher.
Les gens du village se sont mis à défiler dans la cour avec des airs goguenards.
— Il paraît, m'a fait le bourrelier, que vous avez acheté « ça » au docteur.
— Qui vous l'a dit ?
— C'est lui-même.
J'ai compris que ce satané médecin cherchait à m'exciter en me mettant devant un fait accompli. Il savait bien que j'aurais à cœur de relever le défi. Voilà pourquoi il avait tout de suite insisté pour que nous amenions l'auto à l'auberge. Le vieux bougre s'était dit que je serais le point de mire du bourg et que mon orgueil me donnerait de la volonté en cas de besoin.
Le boucher, qui était un jeune garçon à la page, m'a prêté une pompe à pied et des outils, et je me suis mis sérieusement à la besogne. Les réparations ont duré huit jours pendant lesquels nous n'avons pas quitté l'auberge. Le matin, le Yougo m'aidait à sortir la voiture. Nous la poussions à l'ombre, à côté d'un tas de fagots, et, à midi, comme l'ombre se déplaçait, nous l'amenions près du lavoir. Hélène raccommodait le linge de madame Picard à mes côtés.
Parfois elle s'arrêtait pour me regarder et j'allais l'embrasser.
Vous me croirez si vous voulez, mais il y avait quelques gouttes d'essence dans le réservoir ; il n'était donc pas crevé. J'ai sorti la boîte de vitesses pour la nettoyer et ajuster les écrous. J'ai démonté le carburateur et me suis assuré que l'essence passait bien. Après quoi, j'ai limé et décrassé toutes les bougies. Je travaillais lentement, méthodiquement. J'examinais tout, démontais la moindre pièce et je ne la réajustais qu'après l'avoir dûment vérifiée. Dans l'ensemble, ça n'allait pas trop mal : les pistons fonctionnaient dans les cylindres. Malheureusement, le toubib avait coulé une bielle, c'est ce qui avait motivé l'arrêt définitif de son carrosse. Je suis allé un matin de très bonne heure à la ville voisine avec le boucher pour en acheter une. Il m'a présenté à son garagiste qui, heureusement, a pu me dépanner. J'en ai profité pour acheter des pièces pour chambre à air.