Le jour où le moteur a tourné, nous avons presque pleuré, Hélène et moi.
Notre auto !
Nous en faisions le tour. Nous la caressions, nous l'embrassions… C'était le premier bien matériel que nous possédions en commun. Nous l'aimions déjà et ne songions plus à nous moquer d'elle.
Nous avons réparé les banquettes tant bien que mal, avec des joncs séchés et des déchets de toile de bâche que nous a cédés le bourrelier. Pendant qu'Hélène les cousait, je démontais tous les pneus et révisais les chambres à air. C'était vraiment de la bonne qualité. Elles ne semblaient pas trop poreuses et, après un sérieux gonflage, elles tenaient le coup toute la journée. Lorsque tout a été en état, que j'ai eu fait recharger les batteries, ressouder le phare, rafistoler la malle, j'ai repeint la voiture. Sa couleur initiale devait être le vert bouteille. Après nous être concertés, nous avons choisi une peinture noire, laquée, qui donnait au soleil de beaux reflets bleutés. Mon grand coup de génie dans cette réfection a été de passer les rayons des roues au bleu roi.
Pas une seule fois le docteur n'était venu voir comment allaient les travaux. Il se terrait dans sa grande baraque pourrie et n'en sortait pas même pour aller chercher son lait. Il se trouvait en pleine période de crise. Madame Picard m'a expliqué que, périodiquement — tous les deux mois environ —, il s'enfermait ainsi, et, claquemuré, sourd aux appels, s'enivrait à mort pendant plusieurs jours.
Lorsque la voiture a été enfin en état de marche, j'ai couru sonner chez Thiard pour le prier de venir la contempler. Les gens faisaient cercle dans la cour de l'auberge et se confondaient en compliments. La bataille était gagnée, et quelle bataille ! Je venais, à force de volonté, de prouver à tout un clan de villageois méfiants, qui ne connaissaient d'autres lois que celles du travail, que j'étais un fils de leur race.
Mes mains guérissaient.
Je les regardais — calleuses et noires — avec une certaine tendresse. J'étais fier de moi et des autres…
Comme rien ne répondait à mes coups de sonnette j'ai frappé du poing et du pied contre la porte ; puis j'ai appelé, j'ai crié, mais mes heurts et mes appels résonnaient dans la maison comme dans un tambour.
— Ne vous écorchez pas les doigts sur cette porte ! m'a conseillé le facteur. Il est schlass, personne n'y peut rien. Le vieux saoulot a entamé sa neuvaine. Il en a encore pour deux ou trois jours.
Navré, je suis revenu auprès de la B 2. Elle avait vraiment de l'allure. J'ai fait signe à Hélène de monter. Nous sommes partis à travers les chemins creux ; le moteur tournait bien et ça ne toussait pas trop lorsque je me mettais en prise.
Hélène a mis sa tête contre mon épaule, comme le fait au cinéma la belle gosse qui vient de se faire enlever par le type qu'elle aime.
Les branches de noisetiers cravachaient la carrosserie et nous tanguions dans les ornières.
✩
La nuit qui a suivi l'inauguration de l'auto, nous avons été réveillés par des cris. Ça nous a un peu bouleversés. Hélène a recouvré sa figure de petit garçon apeuré. Elle s'est mise sur son séant et m'a saisi le bras. Dans le silence qui soudain s'était fait, j'entendais cogner son sang.
— N'aie pas peur ! Je vais voir de quoi il s'agit.
— Oh ! Pierre ! Pierre, s'est-elle écriée, prends garde.
J'ai poussé le volet ; la nuit était noire ; un vent tiède secouait la lampe fixée au sommet d'un poteau. La lumière se balançait doucement, promenant des masses d'ombre de gauche et de droite. On aurait dit que l'univers entier tremblotait. J'ai deviné la présence d'un homme arrêté devant la porte de l'auberge.
— Que se passe-t-il ? lui ai-je demandé.
— Tonnerre de diable, c'est le pays de la désolation ! Suis-je à Saint-Theudère ou dans la lune ?
— A ces heures, la question peut se poser, lui ai-je répondu.
L'homme parlait avec un accent qui ne ressemblait pas à celui du pays.
— Votre médecin est-il mort ? Ou a-t-il pris sa retraite ?
— Pourquoi ?
— Parce que voilà une heure que je sonne à sa porte, que j'envoie des graviers dans ses fenêtres, que je l'appelle sans obtenir d'autre résultat que de faire hurler les chiens.
— C'est pour un cas grave ?
— Un accouchement difficile. Je suis le secrétaire de Monsieur Maurois, a ajouté l'homme. C'est pour Madame. Elle devait partir la semaine prochaine pour la clinique, et puis, ce soir, elle a fait une chute et la chose se produit…
— Attendez un instant, je m'habille.
Hélène s'était levée et se tenait debout derrière moi. Je voyais luire ses yeux de chatte dans l'ombre.
— Tu vois, lui ai-je dit, il y a des gosses qui naissent pendant que le docteur Thiard cuve son vin.
— Que vas-tu faire ?
— Tâcher de le réveiller.
— Je t'accompagne.
Nous nous sommes vêtus rapidement.
— Sais-tu qui est ce monsieur Maurois ? m'a-t-elle demandé.
— Il me semble que c'est le nom d'un fabricant de mousseux de la région.
Le secrétaire était un grand garçon maigre et soigné, au regard bref. En quelques mots, je lui ai révélé le vice du vieux médecin.
— Il faut absolument que nous le dessaoulions, ai-je conclu, et, pour cela, il convient de pouvoir pénétrer chez lui.
— Eh bien, essayons !
Lui et moi avons exercé des pesées sur la porte, mais le vantail de chêne n'était même pas ébranlé par nos coups d'épaule. Voyant cela, je me suis procuré une échelle et je l'ai appliquée contre la façade, juste sous une fenêtre du premier étage à laquelle il manquait un carreau.
— Ça s'appelle de l'effraction, m'a lancé le jeune homme au moment où je tournais l'espagnolette.
Une fois dans la place, je leur ai ouvert et nous nous sommes mis à la recherche de l'ivrogne. C'est dans son cabinet que nous avons trouvé Thiard. Étendu sur le tapis, à côté d'un amoncellement de flacons vides, il ronflait, la tête dans ses déjections. A la vue de ce spectacle, une brusque colère s'est emparée de moi.
— Bougre de vieux chien ! ai-je crié au docteur. Allez-vous vous réveiller ?
A cette minute, j'oubliais les bontés que le bonhomme avait eues pour nous, afin de m'abandonner tout entier à la rage sauvage qui chantait dans mon sang. Bousculant Hélène et le secrétaire, je me suis précipité à la cuisine pour ramener un seau d'eau froide que j'ai lancé sur le visage du vieillard, mais cette douche violente l'a laissé insensible.
— Ne vous excitez pas ! m'a dit le secrétaire.
Je l'ai regardé.
Il fixait sur moi des yeux pâles, chargés de réprobation, qui me firent honte.
Hélène est allée aux rayons pharmaceutiques et s'est emparée d'un flacon d'ammoniaque. C'était en effet le seul remède à employer. Nous le lui avons fait respirer et lui en avons administré quelques gouttes dans un demi verre d'eau. Il a ouvert les yeux.