Le mousseux flattait le palais ; il possédait un goût de silex qui piquait la langue. Maurois s'en gargarisait voluptueusement.
— Mais, j'y songe ! s'est-il brusquement exclamé. Comment avez-vous pu trouver une automobile à Saint-Theudère ! Je crois que seul le boucher en possède une ; or, je sais qu'il est aux abattoirs de V… aujourd'hui.
— C'est celle du docteur.
— Hein ? Vous voulez parler de l'épouvantable carriole qui pourrit dans son garage ?
— Je l'ai réparée.
Franchement, il a eu l'air médusé.
— J'aimerais mieux entreprendre de faire rouler une courge plutôt que cet amas de ferraille. Je veux voir ça de mes yeux.
Nous sommes sortis sur la terrasse. Maurois a regardé la B 2. Il a soulevé le capot, s'est mis au volant et a fait le tour de la propriété. Lorsqu'il est redescendu, son regard brillait d'excitation.
— Je vous tire mon chapeau, vous êtes un type for-mi-da-ble… Puisque vous vous y connaissez en mécanique, venez voir quelque chose.
Je l'ai suivi sous un vaste hangar, largement éclairé par deux lampes à réflecteur. Sous cet édifice de tôle reposait un gros dix tonnes à gazogène. C'était vraiment un beau véhicule. Avec sa cabine avancée, ses six roues, il donnait une impression de puissance, surtout sous la lumière crue du hangar.
— Qu'en pensez-vous ?
On décelait une fierté farouche dans le ton de Maurois.
— C'est une belle pièce. Dommage qu'il ne soit pas à essence.
Mon mentor a secoué la tête d'un air navré.
— Oui, c'est vrai. Avec ce chaudron, il ressemble à une locomotive. Dès que ce sera possible, je le ferai transformer.
Nous sommes revenus dans la salle commune. La maison était maintenant silencieuse. Maurois a envoyé Félix chercher une autre bouteille. Je lui plaisais, c'était certain.
Nous avons bu. Hélène guettait les bruits de la Citadelle. Nous éprouvions une sensation bizarre ; il nous semblait percevoir une présence invisible à nos côtés. Le temps passait doucement, comme un nuage d'été dans le ciel. Enfin Thiard est entré. Il tenait sa veste sous le bras et reboutonnait ses manches de chemise.
— Sapristi ! s'est-il exclamé, voilà bien ce que je cherchais : un coup de mousseux pour me décrasser le gosier. A propos, a-t-il ajouté, c'est un garçon !
— Tant mieux ! s'est écrié Maurois. Il y a du travail pour tous, ici.
Hélène a demandé comment se portait la mère. Thiard estimait qu'elle se trouvait hors de danger.
A nouveau nous avons entendu des cris au premier, mais cette fois c'étaient des cris d'enfant. Maurois avait allongé ses jambes et, la tête rejetée en arrière, écoutait vagir le bébé en souriant. Il était paisible comme l'éternité.
— Ainsi, m'a dit le médecin, nous roulons dans ma voiture.
Il pétrissait sa barbe nerveusement.
— Voyez-vous, a-t-il déclaré en se tournant vers Hélène, votre ami est un homme courageux. Oui, il possède un vrai courage : celui qui se compose de volonté tranquille et d'audace inconsciente. Je l'admire.
— Ça va, toubib, ne me faites pas rougir.
— Demain, a ajouté le vieillard, nous régulariserons la cession de l'auto, je vous remettrai la carte grise, et nous essaierons de vous procurer de l'essence.
— Pas la peine, ai-je protesté, poussé par je ne sais quel sentiment de pudeur. Vous y tenez trop, à votre os, docteur, gardez-le.
— Et si ça me plaît d'accomplir un sacrifice, hein, mon garçon ? Vous pensez peut-être que parce que je suis vieux, je dois me ménager, me dorloter… quelle foutaise ! N'ayez aucun scrupule, en acceptant vous me rendrez service, car vous me donnez l'impression réconfortante que je peux intervenir encore dans ma propre existence, m'engager, me décider….
Nous avons roulé longtemps en silence. L'aube se levait sur la campagne gluante. Des coqs chantaient. Le monde se réveillait ce matin-là dans un grand soupir de bonheur.
— Vous êtes un chic bonhomme, monsieur Thiard, me suis-je exclamé tout à coup. Je pense à la frousse presque voluptueuse que vous m'avez causée le jour où vous avez voulu voir la prétendue blessure d'Hélène. Je n'avais éprouvé ce sentiment qu'une seule fois, pendant la guerre, lorsque les boches nous ont arrêtés, les armes à la main, des copain et moi. C'était sur une route plate. Ils nous ont alignés face à un transformateur pour nous fusiller, parce que c'était la seule chose verticale qui se dressait dans les parages. Je ne comprenais pas que j'allais mourir ; j'éprouvais une sensation d'épouvante à laquelle se mêlait la certitude que tout allait continuer malgré les mitraillettes braquées sur mes reins. Ce mur, que je regardais intensément, m'a donné le besoin d'uriner, je me suis soulagé tranquillement. Figurez-vous que ça a amusé les Allemands. Le lieutenant qui commandait le détachement a dit quelque chose et les boches nous ont laissés là. Ça paraît incroyable et cependant c'est la pure vérité, docteur. Vous comprenez ce qui s'est passé sous le casque de l'officier ?
— Bien sûr, a murmuré le vieillard, c'est même très compréhensible ; votre geste lui a inspiré une notion aiguë de l'humain. Soyez persuadé qu'en vous laissant la vie sauve il n'a pas obéi à un sentiment de pitié ; il s'est simplement soumis à une évidence.
— C'est vrai, a dit Hélène. Et vous avez agi de même en voyant ma tête rasée.
Des lueurs roses tombaient sur le pare-brise. Au haut de la colline, il faisait déjà jour.
— Non, a répondu Thiard, non, pour moi c'était autre chose. J'aime trop le marc, le vieux chagrin, l'odeur du pain frais, les gosses qui naissent et la bêtise humaine pour dénoncer quelqu'un, toute question de conscience mise à part… Je suis un vieux cocu, un vieil ivrogne, une vieille baderne de toubib et je suis content d'être tout cela et de n'être que cela.
Il a ajouté d'une voix rêveuse :
— Gardez la voiture, mes petits, j'aimerais tant qu'elle vous aide. J'aimerais tant que vous réussissiez quelque chose, n'importe quoi, qui vous fasse comprendre ce que c'est que d'être deux, et de vivre…
✩
Cette automobile a été la source de notre nouvelle existence. Bientôt tous les paysans ont fait appel à moi pour réparer leurs instruments agricoles. Ça marchait ; mes mains prenaient une belle tournure, celle que je désirais : elles devenaient calleuses et les paumes luisaient comme des paumes de nègre. Hélène les embrassait le soir et tout de même ces élans m'ennuyaient parce que mes doigts sentaient l'huile.
Nous nous aimions follement, maintenant. Je n'avais encore jamais rien éprouvé de semblable au cours de ma vie passée. Les autres femmes que j'avais connues m'avaient apporté une foule de désillusions. Tout de suite, je comprenais leurs sales petites pensées de femelles coquettes, leurs désirs, leur peau qui est ce que la plupart d'entre elles possèdent de plus secret ; mais, avec Hélène, c'était tout autre chose. Je l'avais connue diminuée, amoindrie, battue, défaite ; jamais elle ne pourrait laisser jouer les instincts de son sexe devant moi. Nous étions liés par une étrange complicité.
Je l'aimais d'une façon intuitive, un peu sauvage. Chez elle, c'était comme une fatalité. Par moments, je décelais une sorte d'effroi dans ses yeux, une peur ardente et fervente dont j'étais fier. Elle guérissait. Ses cheveux repoussaient et ils repoussaient de la façon que j'avais prédite : drus et châtains, avec des reflets cuivrés. Sans son pansement, elle ressemblait à l'Aiglon. Elle était belle et virile ; il me suffisait de la contempler un peu longuement pour frissonner des pieds à la tête.